mercredi 9 avril 2008

Le Pudding à l'Arsenic

L'après-midi était à peine entamée, et les enfants venaient de repartir pour l'école, presque enthousiastes, tandis que leur mère restait à la maison. Elle n'arriva même pas à leur en vouloir, de ne pas avoir débarrassé la table, et rapporta distraitement les assiettes dans la cuisine. Le jeudi était sa journée de prédilection, la seule journée de la semaine où elle ne travaillait pas, où la maison lui appartenait entièrement. Ce n'était pas qu'elle n'aimait ni son mari ni ses enfants, mais ... De temps en temps, elle avait besoin de calme, de silence. Ça lui faisait du bien, voilà tout. Dans la cuisine, elle posa les assiettes dans l'évier et jeta un coup d'oeil par la fenêtre : il faisait vraiment beau, ça faisait plaisir à voir. Pour un mois de mars, ils avaient droit à une magnifique semaine ! D'ailleurs, les enfants n'avaient même pas pris leur manteau en partant.

Ce qu'elle aimait particulièrement faire, ces jeudis après-midis, lorsqu'elle se retrouvait seule à la maison, c'était la cuisine. Elle aurait pu ne rien faire du tout, mais elle aimait mieux s'occuper, et estimait n'avoir pas encore l'âge de se mettre au tricot. Ça, on en reparlerait quand elle approcherait des cinquante ans, au moins ... Quand elle serait vieille, quoi. La semaine dernière, elle avait préparé une blanquette de veau, et la semaine précédente des pizzas. Cette fois, elle avait envie de préparer un gâteau, ce qui ne lui était pas arrivé depuis ... au moins cinq semaines. Voyons, voyons, une recette ... Elle n'aurait pas de mal à en trouver une, seulement du mal à faire son choix. Elle tenta de prendre sa décision rapidement : ce serait un gâteau au chocolat, simple certes, mais indémodable, il va de soi.

Le livre à la main, elle s'élança d'un pas léger, presque dansant, jusqu'à l'armoire où elle rangeait tous ses ingrédients, où elle faisait des réserves. En un tour de main elle avait déposé la farine, le sucre, les poudres quoi, le beurre, les oeufs et la tablette de chocolat sur la table de la cuisine, et était prête à se mettre au travail. A un détail près ! Toujours aussi gracieuse, elle esquissa un pas de danse pour se rapprocher de la radio qu'elle alluma avec un sourire. Besoin de silence peut-être ... Plutôt besoin de l'absence de cris d'enfants et de plaintes d'homme. Elle attrapa un saladier et pesa la farine, tandis qu'une chanson, qu'elle connaissait bien pour l'avoir entendue une bonne dizaine de fois, passait à la radio. Les paroles lui étaient toujours inconnues, ce qui ne l'empêchait pas de chantonner. D'une main habile, elle cassa un oeuf dans le saladier.


"Les titres de l'actualité ..."

Ah, la chanson était terminée, dommage. Elle en avait réellement besoin, de ces après-midis à elle, pour décompresser. Au bureau, elle n'avait jamais une minute à elle, on lui demandait sans cesse d'être plus active, et la quantité de travail à fournir ne semblait jamais diminuer. Entre son collège et ses blagues stupides à tout bout de champ, et son patron complètement abruti qui passait son temps à rabaisser tout le monde, elle en particulier ... Alors comme ça elle ne tenait pas aux intérêts de l'entreprise ? Alors comme ça elle était maladroite ? Alors comme ça elle aurait mieux fait de faire un bep coiffure ! S'il savait ce qu'elle serait capable de lui faire avec des ciseaux cet imbécile !

Elle ne se rendit compte que trop tard qu'elle serrait nerveusement un deuxième oeuf dans sa main et finit par l'écraser involontairement
. "Merde" lâcha-t-elle alors que le jaune coulait entre ses doigts. Il fallait qu'elle se calme ...

"... Morts en série dans le dix-huitième arrondissement ..."

A vrai dire elle n'écoutait plus la radio, trop occupée à nettoyer ses bêtises.

"... probablement par empoisonnement ..."

Bon ! Heureusement, il lui restait encore des oeufs, elle ne serait pas obligée de sortir en racheter.

"... pas de piste ..."

Elle changea de fréquence, elle préférait de loin écouter de la musique. N'importe laquelle, d'ailleurs, même un truc nul. Les infos, ça finissait toujours par la gaver. Enfin lorsqu'elle eut mélangé tous les ingrédients sans autre incident, elle mit son oeuvre au four et s'accorda une petite sieste pendant la cuisson. Les enfants rentraient à quatre heures et demie, il fallait qu'elle se dépêche ...

Une heure plus tard, elle sonnait chez une voisine du cinquième étage, une vieille qui vivait seule et à qui elle avait emprunté des oeufs, la dernière fois. Ainsi qu'un livre le mois dernier, une ampoule en décembre, et des piles en novembre. La petite vieille parut contente de la voir.


"Bonjour Madame Desmarets ! J'avais un peu de temps, alors j'ai pensé faire un gâteau pour voir remercier de ... de tout, en fait."
"Oh non, il ne fallait pas ... C'est trop gentil !"
"Mais si, mais si !"


Elle redescendit dix minutes plus tard, elle avait mis le temps à accepter, la vieille. Toujours la même chose.

Une semaine plus tard, un jeudi après-midi encore, elle décida cette fois de se mettre à une cuisine plus exotique, pour changer. Et si elle faisait de la cuisine chinoise ? Ils étaient allés au restaurant chinois dimanche soir, c'était tellement bon ! D'ailleurs elle s'était achetée un livre, ce matin, pour l'occasion. Par quoi commencer ? Quelque chose de simple, du riz cantonnais ? Les ingrédients réunis, selon son petit rituel, elle alluma la radio.


"Une nouvelle mort dans le dix-huitième arrondissement, la police n'a découvert le corps qu'hier soir alors que la mort date d'une semaine déjà. C'est un voisin inquiet qui a téléphoné ... Ce serait encore un empoisonnement, la série se poursuit donc sans que la police n'ait aucune piste, d'après ce que l'on en sait."

Décidément, elle adorait cuisiner, surtout pour les autres.

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