mardi 15 avril 2008

Au pays qui te ressemble

Des moments comme celui-là, on y a pas droit toute l'année. C'est seulement en été, quand les soucis liés de près ou de loin aux études, au travail, à la vie quotidienne et banale, sont inexistants. Quand il peut faire beau, et chaud, quand le temps ralentit. Tu t'es installé dans un hamac, sur le perron, à l'ombre. Depuis combien de temps ? Qui sait ? Le temps semble s'être arrêté.

Le soleil n'est pas encore couché mais, comme fatigué d'avoir tant tapé toute la journée, il n'est plus si agressif. Il fait encore très chaud. Mais ce n'est plus la chaleur étouffante de midi. Une brise légère, tellement légère que tu la sens à peine, mais agréable. La température parfaite.

D'ici tu as une vue d'ensemble sur le jardin. L'herbe est sèche, jaunie, et c'est comme ça sur des mètres et des mètres. Les quelques fleurs qui résistaient jusqu'à l'arrivée de l'été ne sont pas en meilleur état, mais tu ne penses jamais à les arroser. Les arbres sont plutôt rares, ils sont tassés au fond du jardin et dispensent peu d'ombre, en égoïstes qu'ils sont. Au nord, le mur de la maison des voisins. Les volets sont tous fermés, ils s'enferment toujours, de toute façon. Toi tu as ouvert toutes les fenêtres comme toujours en fin de journée.

Tu fermes les yeux. Tu as l'impression qu'il suffit de tendre l'oreille pour entendre le silence. Le silence ? Quelle idée. Tu entends le chant des cigales, régulier, qui passeraient l'été à chanter selon un certain fabuliste peu connu du grand public, il est vrai. Enfin, tu restes sceptique. Et puis, ce n'est pas tout. Tu entends également, doucement secoué par le vent, le carillon pendu au dessus de la porte. Si tu avais su, tu ne l'aurais jamais installé.

Et l'odeur. Une petite odeur de brûlé, d'herbe brûlée même. De fleurs sèches, aussi. Tu te dis que ça sent l'été, sans plus.

Quelque chose vient s'écraser sur ton front. Une goutte d'eau ? Tu ouvres les yeux, surpris, juste à temps pour voir les premières gouttes de pluie s'écraser dans le jardin. Et sur la maison du voisin. Sur ton hamac. En quelques secondes tu es trempé. Des nuages ont caché le soleil qui rendait ton jardin doré, tout tourne au gris, l'herbe jaune devient boueuse, les cigales ont arrêté de chanter. Le vent s'est levé, tu as froid, le carillon continue de sonner, quelques petites notes perçantes et lancinantes qui t'exaspèrent.

Et ton voisin qui a ouvert sa fenêtre, qui te regarde de haut, avec ses yeux noirs. Sa sale face de rat présente de nombreuses similitudes avec le mauvais temps, tiens. Sa mauvaise humeur semble enfin être comblée, et c'est avec un petit sourire victorieux qu'il t'observe. Tu t'en fous. Il n'a rien gagné du tout.

samedi 12 avril 2008

Ils sont là

Il s'était enfoncé dans son fauteuil, le plus loin possible de la porte, mais de façon à pouvoir la surveiller. Il était aux environs de deux heures du matin, c'était le pire moment de la "journée". Le jour encore ça allait, mais la nuit ... Qui sait ce qui pouvait rôder dans l'ombre ? Et dans ce silence, le moindre craquement était suspect. Un peu plus tôt il avait dû supporter les pas du voisin du dessus qui "souffrait d'insomnie". Le pauvre petit ! "C'est le stress. Si tu savais comme mon travail est angoissant !". Il méprisait profondément son voisin du dessus. Pauvre abruti. Il n'avait aucune idée de ce qu'était le stress, l'angoisse, la peur, le sentiment d'insécurité. Au-dehors la sirène d'une ambulance résonnait. Un peu plus et on se serait cru dans une série américaine ...

Il sursauta violemment lorsque la sonnerie du téléphone retentit, à un tel point qu'il faillit tomber de son fauteuil. Répondre ? Ne pas répondre ? Et ... si c'était eux ? Ça ne l'étonnerait pas ! Appeler en pleine nuit, comme ça, ça leur ressemblait bien. Dans ce cas, mieux valait ne pas décrocher, peut-être le croiraient-ils mort. Ou croiraient-ils à une erreur de numéro. Tout de même, il fallait en avoir le coeur net. En deux secondes il avait parcouru la longueur de la pièce et hésitait, la main au-dessus du téléphone. Finalement il décrocha et le porta fébrilement à son oreille.


"Allô ?" entendit-il seulement.

Il raccrocha brutalement. C'était eux, il en était sûr. Que faire ? Il avait décroché, bon sang, ils savaient qu'il était là ! De toute façon, ils savaient toujours tout. Il revint à son fauteuil, s'assit, pianota nerveusement sur l'accoudoir défoncé et se releva pour décrocher à nouveau le téléphone. Il avait besoin d'aide, quelqu'un de confiance. Mais qui pouvait-il réellement croire ? Sa famille ? Même pas ... Un ami ! Un vrai ami ! Il composa son numéro qu'il connaissait par coeur. D'ailleurs c'était étonnant que les chiffres ne soient pas encore usés, sur le téléphone. L'autre le fit patienter au moins une longue minute avant de décrocher.


"C'est moi" chuchota-t-il. "Si tu n'es pas seul, répond seulement par oui ou par non."

Il avait parlé très vite, il espérait que son ami n'était pas surveillé, lui. Trois pas et il fut à la fenêtre, le téléphone coincé entre son épaule et son oreille.

"Merde t'es encore en plein délire ..."

Il entrouvrit les rideaux pour jeter un coup d'oeil furtif à l'extérieur. Il habitait au onzième étage d'un immeuble dans l'est de Paris, et il lui semblait que sa rue n'était jamais vide. Même à deux heures. L'autre au téléphone l'énervait, à ne jamais le croire ...

"Je délire pas !" répliqua-t-il sèchement.

Là, en bas ! Le type au manteau noir et au chapeau gris, il était forcément un des leurs. Ça se voyait à son air sournois, son air de fouineur, son air d'emmerdeur. Un type qui plaisante pas, c'est clair. Un type qui était là pour lui, merde ! Ils l'avaient retrouvé, il était foutu, définitivement ... Il avait fui, toutes ces années. Il s'était caché. Il avait survécu. Tout ça pour quoi ? Pour qu'ils le retrouvent, au fin fond du treizième ?


"T'es complètement parano, tu le sais ... Va te coucher ..."

Mais pourquoi ne voulait-il pas Comprendre ? C'était pourtant simple ! Si même LUI l'abandonnait ...

"Ils sont là", gémit-il pour toute réponse. "Je les ai vus !"

Il y eut un long silence au bout du fil, pendant lequel il referma les rideaux et se remit à faire les cent pas dans le salon. Il se précipita soudainement dans la cuisine dont la fenêtre donnait sur une petite cour. Ah, une lumière était allumée au deuxième étage ! Ils avaient établi là leur quartier général ! Il ne pensait qu'ils étaient si proches.

"Bon. Bouge pas, j'arrive ..."

Il raccrocha sans ajouter un mot et retourna se recroqueviller dans son fauteuil qui partait en morceaux. Comment allait-il pouvoir tenir jusqu'à ce que son ami arrive ? C'était comme tenir un siège. A la moindre erreur, les autres lui tomberaient dessus. Et s'ils prenaient son ami en otage ? Il aurait dû le prévenir ! Bon, il se débrouillerait. S'ils essayaient d'enfoncer sa porte ? En tout cas cette fois, il ne se ferait pas avoir par une ruse stupide ! Pas de livreur de pizza ou de représentant en aspirateur qui tienne. Ils croyaient vraiment qu'il allait ouvrir la porte pour si peu, hein. Il ne pouvait même pas regarder par le judas car il était certain qu'ils pourraient le voir aussi, dans ce cas. Il ne fallait pas qu'ils le voient, ou il était perdu. Déjà que là ...

Ah, mais il ne pouvait pas rester comme ça ! Il fallait qu'il soit prêt à se défendre. D'abord, de quoi se protéger la tête, le plus important. Un vieux casque de moto ferait l'affaire, il en avait un dans son placard qu'il se dépêcha d'aller chercher et d'enfoncer sur sa tête, aplatissant ses cheveux hirsutes. Maintenant, de quoi contre-attaquer. Il n'avait pas l'intention de fuir toute sa vie. Il se mettrait en embuscade, et quand ils croiraient le trouver ... Hé hé hé ... La vieille planche, là, elle serait parfaite. Hé hé hé ...

Quant à l'ami en question, il s'était habillé rapidement, avait marmonné une excuse à ses enfants comme quoi il devait emmener la voiture chez le garagiste - à deux heures du matin, il n'avait pas l'esprit assez clair pour trouver mieux - et s'était dépêché de descendre les quatre étages qui le séparaient du bitume. Il n'arrivait jamais à laisser l'autre dans sa merde, c'était plus fort que lui. Fermant tant bien que mal son blouson, il marcha à grands pas jusqu'à l'immeuble du malade, encore heureux il n'habitait pas très loin. L'ascenseur ne marchait pas. Avec un soupir, il entama la montée des onze étages, maudissant à chaque marche l'autre cinglé qui devait se ronger les ongles pour une lumière qui clignotait dans l'immeuble d'en face, et qui s'imaginait des histoires d'espionnage et de mafia ... Depuis le temps, il en était venu à se demander pourquoi il n'avait pas les clés, franchement. Il sonna, on lui ouvrit.

C'était drôlement sombre, il ne pensait pas que l'autre taré serait allé jusqu'à éteindre toutes les lumières. A peine eut-il le temps de faire un pas à l'intérieur qu'il se prit un grand coup dans la tempe, sans même comprendre ce qui se passait. Il s'écroula, la tête en sang et les idées dans le même état. Avant qu'il ne perde totalement conscience, il eut un éclair de lucidité. Putain, si c'est comme ça qu'on est remercié quand on veut rendre service ...

vendredi 11 avril 2008

Caféine

C'est la lumière perçant entre les volets mal fermés qui te réveille, ton lit est plutôt mal placé pour ça ... Tu tournes paresseusement la tête, la nuit a été courte, et il est tôt. Les autres dorment encore, tous, celui à ta droite comme ceux au niveau du sol. Ton portable ... Il doit être dans la poche de ton jean, tu tends la main pour l'attraper. Sept heures vingt-neuf. C'est toujours toi qui te réveille le premier. Tu pourrais te rendormir, mais pour une fois, tu as envie de profiter du temps. Ce n'est pas parce que c'est les vacances qu'il faut passer toutes tes matinées à dormir.

Par contre, pas question de les réveiller. Très lentement tu te redresses, tu attrapes ton jean et ton t-shirt et tu glisses jusqu'au bout de ton lit. Pas moyen de descendre sur le côté, il y a quelqu'un. C'est dans la pièce à côté que tu t'habilles, par mesure de précaution, et toujours aussi doucement tu traverses la pièce, descends les escaliers qui grincent. Epreuve suivante : la porte. C'est incroyable à quel point elle fait du bruit quand on l'ouvre. Ce n'est même pas une question de grincement, c'est qu'elle se coince, alors il faut pousser dessus un bon coup ... Tu grimaces, tu espères que tu n'as réveillé personne.

Les autres portes cèdent plus facilement, et puis tu t'éloignes des dormeurs, qui sont au deuxième étage. C'est en arrivant au rez-de-chaussée que tu te rends compte à quel point tu manques de sommeil. Un coup de lassitude soudain, les yeux qui se ferment, un long bâillement incontrôlable, ta main qui ne trouve pas la poignée de la porte de la cuisine. Mais combien y a-t-il de portes, dans cette maison ? Beaucoup trop. Il faut tu manges, que tu trouves quelque chose pour te réveiller un peu. Café ?

Dans la cuisine, tu hésites un peu avant de te diriger vers la cafetière. C'est drôle de voir la maison comme ça, vide, sans bruit. Ce serait presque un silence oppressant si tu ne connaissais pas si bien les lieux. Cette maison c'est ton enfance, tes vacances d'été comme d'hiver, tes Noël et tes Pâques. Même en fermant les yeux, tu peux tout deviner : à ta droite la fenêtre qui donne sur la cour et la maison des voisins, stupides voisins d'ailleurs, tu ne les as jamais aimés. C'est la guerre entre vous. A ta gauche le buffet, recouvert de choses inutiles, de livres de cuisine, de stylos, de papiers, de photos. Derrière, la grande table, épaisse, solide, elle a toujours été là.

La café est prêt, tu t'en sers une grande tasse, pas de quartier. Le sucre, où est le sucre ? Dans le placard, bien sûr, tu le savais. C'est la fatigue. Un sucre, deux sucres, trois sucres ... quatre, cinq. Tu détestes le café, mais tu sais qu'il n'y a que ça pour te réveiller. On t'avait parlé de thé, mais tu n'aimes pas ça non plus, alors ... Après avoir longuement remué, il est temps de te jeter à l'eau. Avec un peu d'appréhension, tu approches la tasse, y trempes tes lèvres ... Grimace, haut-le-coeur. Non, imbuvable. Tu reposes la tasse sur la table, tant pis. Quelques portes plus loin, le canapé du salon semble t'appeler.

Finalement, tu te rendors. Manque de volonté ...

jeudi 10 avril 2008

Je suis encore un chêne

Un rayon de soleil vient paresseusement éclairer ta table, un pauvre rayon perdu du mois de mars, qui arrive comme un miraculé après tant d'averses. Tu souris, l'hiver se termine, le beau temps devrait revenir. La semaine a été désastreuse de ce côté-là, c'est bien d'avoir un petit espoir pour la fin. Dehors le ciel se dégage provisoirement, les arbres n'ont pas encore de feuilles vertes, mais ça va venir.

Tiens, justement dans l'arbre, un oiseau. On dirait un corbeau ... C'est un corbeau, non ? Malgré tout, c'est joli un corbeau. Qu'est-ce qu'il fabrique ? La branche de l'arbre sur laquelle il s'est posé tremble beaucoup, il a pas l'air si lourd pourtant, les apparences sont trompeuses. Il s'envole et se pose sur le sol. Il n'arrive même pas à attraper le bout de bois mort qu'il visait ... Après quelques tentatives, ça y est, il l'a. Quel idiot, il n'arrive plus à décoller, maintenant ! Il visait trop gros pour lui. Ah si, c'est bon, il est retourné dans son arbre, mais il paraît hésiter. Ben alors ? Il a pris une branche pour faire son nid sans savoir où il voulait le faire ? Décidément, un corbeau, ce n'est pas très intelligent ...

Ah, il y a du mouvement, en bas. Enfin, du mouvement, c'est vite dit : juste un garçon qui passe. Mais tu l'as déjà vu, tu le vois tout le temps. C'est ses cheveux, forcément, on ne peut pas ne pas le remarquer. Ce n'est pas le seul dans ce cas, mais il faut dire que lui, c'est particulier. Au moins une fois par jour, même de loin, tu le reconnais. Evidemment tu ne sais toujours pas comment il s'appelle, d'ailleurs tu t'en fiches, non ? Non, pas tant que ça ... Il t'intéresse, en fin de compte. Tu aimerais bien en savoir plus sur lui, mais tout ce que tu peux faire, c'est imaginer. Parce que vous n'avez aucune raison de vous parler.

En face, une fenêtre s'ouvre, sur quelqu'un que tu n'as jamais vu, ou alors tu ne te rappelles pas. Qu'est-ce qu'ils font, en face ? Ils ont l'air de s'amuser, eux aussi ... Le garçon de toute à l'heure a disparu, il marchait vite. Il n'y a plus personne, maintenant. Le soleil disparaît, caché par un nuage ... Le corbeau est parti aussi. A la place, tu as le droit à un magnifique pigeon ! Ces saletés qui ont envahi Paris, oui, tu as l'habitude. Depuis que tu es en âge de savoir ce que c'est, un pigeon, tu t'es entraînée à ...


"... Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : "Je suis encore un chêne." "


Merde, tu rêves. Tu ne sais même plus où on en est.

"Bien, je crois que ma collègue a davantage axé sa correction sur le côté comique du texte ..."

Et ben, ça promet ...

mercredi 9 avril 2008

A l'heure où blanchit la campagne

"Salut Papa ... Salut Maman."

Petit sourire gêné, ils devaient s'attendre à ce qu'il vienne plus tôt. Il le savait, pourtant, il l'avait noté sur son agenda, il connaissait la date par coeur. C'était la première fois qu'il le ratait, cet anniversaire.

"Je suis tellement désolé, je sais pas comment me faire pardonner. Ah, je vous ai apporté des fleurs !"

Il brandit un bouquet qu'il avait acheté en catastrophe chez le fleuriste avant de venir. Des chrysanthèmes, malgré tout il les trouvait jolies, ces fleurs. Il les garda quelques instants dans ses mains, un peu embarrassé, avant de les poser.

"Si vous saviez comme je suis désolé ... Ça fait longtemps, en plus."

Il se tordait les mains, ils n'avaient rien dit mais lui était sûr de les décevoir. Il ne faisait jamais rien comme il fallait, de toute façon ! Et puis cette fois, c'était vraiment de sa faute. A lui seul. Sa soeur ne pouvait pas le lui rappeler tous les ans ! Qu'il était bête, qu'il était bête.

"C'est ... c'est ... c'est qu'il m'est arrivé beaucoup de choses, entre temps ! Comme ... Co - comme ... RAAAH !"

S'il n'était même plus capable de parler correctement ! Et ses mains, c'était de pire en pire, il avait beau s'en rendre compte, il ne s'arrêtait pas. Impulsif, il se leva d'un bond, fit quelques tours, et se rassit. Calme, calme, il fallait qu'il se calme. Déjà qu'il était en retard, si en plus il n'arrivait pas à parler, ça ne servait à rien qu'il vienne. Mais ce retard, bon sang ! Il l'avait noté sur son agenda !

"Je suis tellement désolé ! ... Bon. Mais c'est vrai, j'étais occupé ... Très occupé ..."

Est-ce qu'il devait tout leur raconter ? Après tout, peut-être qu'ils s'en fichaient totalement.

"Vous savez ... J'ai mon propre appartement maintenant ! C'est Claire qui paie. Je voulais payer, mais elle a refusé !"

Claire, c'était sa soeur. Sa grande soeur, qui s'était toujours occupée de lui, et qui même maintenant ne le lâchait pas, quoi qu'il fasse, quoi qu'il entreprenne. C'était elle qui l'avait aidé à trouver cet appartement, dans le vingtième, et elle encore qui l'avait poussé à s'inscrire à l'école.

"Oh, au fait, je ne vous ai pas dit ! Je suis pris dans mon école ! Vous savez, l'école d'arts."

Un large sourire illuminait maintenant son visage. Son tic nerveux avait disparu progressivement, il s'était calmé. Parler de lui n'était pas facile, mais il le fallait. Depuis qu'il était entré dans son "école d'arts", il essayait de faire des progrès à ce niveau-là. Parce que bon, les autres élèves, ils ne seraient pas forcément très sympathiques ...

"Je sais que ... vous étiez pas très favorables. Je vous tiendrai au courant."

Mais déjà la cloche de l'église à côté sonnait les huit heures et, telle Cendrillon, il devait s'en aller. Vraiment, il n'était pas resté longtemps ... S'il n'avait pas été si en retard, aussi ! Promis, la prochaine fois, il serait à l'heure. Il le noterait dans son agenda, pour ne pas oublier. Il viendrait peut-être avec Claire ? Soudain il lui vint à l'esprit qu'il n'avait parlé que de lui, et que c'était peut-être un peu égoïste.

"D'ailleurs, les autres vont bien, aussi. Tous."

Voilà comment résumer la situation en deux mots. Certes son carrosse n'allait pas se transformer en citrouille s'il ne partait pas avant les huit coups de huit heures, mais il avait un train à prendre. Quelle idée d'être parti habiter dans la capitale, aussi ... Mais bon, pour l'école, c'était mieux. Puis, il était près de Claire, comme ça. Il se leva et fit un dernier sourire.

"Je reviendrai."

Une vingtaine de mètres plus loin, dans une petite maison, le vieux gardien laissa tomber le rideau qu'il soulevait pour regarder par la fenêtre. Vraiment, il était bizarre ce jeune homme. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait, non ...

"C'est bon, il est parti l'autre taré ?" demanda sa femme avec élégance de sa voix éraillée.
"Laisse-le va, ça lui fait plaisir ..."
"Moi il me fait peur. Avec ses yeux. Tu as vu ses yeux ? Il est fou, à tous les coups !"


Le gardien haussa les épaules, de toute façon quand on est gardien d'un cimetière, les types louches, on a l'habitude ...

Le Pudding à l'Arsenic

L'après-midi était à peine entamée, et les enfants venaient de repartir pour l'école, presque enthousiastes, tandis que leur mère restait à la maison. Elle n'arriva même pas à leur en vouloir, de ne pas avoir débarrassé la table, et rapporta distraitement les assiettes dans la cuisine. Le jeudi était sa journée de prédilection, la seule journée de la semaine où elle ne travaillait pas, où la maison lui appartenait entièrement. Ce n'était pas qu'elle n'aimait ni son mari ni ses enfants, mais ... De temps en temps, elle avait besoin de calme, de silence. Ça lui faisait du bien, voilà tout. Dans la cuisine, elle posa les assiettes dans l'évier et jeta un coup d'oeil par la fenêtre : il faisait vraiment beau, ça faisait plaisir à voir. Pour un mois de mars, ils avaient droit à une magnifique semaine ! D'ailleurs, les enfants n'avaient même pas pris leur manteau en partant.

Ce qu'elle aimait particulièrement faire, ces jeudis après-midis, lorsqu'elle se retrouvait seule à la maison, c'était la cuisine. Elle aurait pu ne rien faire du tout, mais elle aimait mieux s'occuper, et estimait n'avoir pas encore l'âge de se mettre au tricot. Ça, on en reparlerait quand elle approcherait des cinquante ans, au moins ... Quand elle serait vieille, quoi. La semaine dernière, elle avait préparé une blanquette de veau, et la semaine précédente des pizzas. Cette fois, elle avait envie de préparer un gâteau, ce qui ne lui était pas arrivé depuis ... au moins cinq semaines. Voyons, voyons, une recette ... Elle n'aurait pas de mal à en trouver une, seulement du mal à faire son choix. Elle tenta de prendre sa décision rapidement : ce serait un gâteau au chocolat, simple certes, mais indémodable, il va de soi.

Le livre à la main, elle s'élança d'un pas léger, presque dansant, jusqu'à l'armoire où elle rangeait tous ses ingrédients, où elle faisait des réserves. En un tour de main elle avait déposé la farine, le sucre, les poudres quoi, le beurre, les oeufs et la tablette de chocolat sur la table de la cuisine, et était prête à se mettre au travail. A un détail près ! Toujours aussi gracieuse, elle esquissa un pas de danse pour se rapprocher de la radio qu'elle alluma avec un sourire. Besoin de silence peut-être ... Plutôt besoin de l'absence de cris d'enfants et de plaintes d'homme. Elle attrapa un saladier et pesa la farine, tandis qu'une chanson, qu'elle connaissait bien pour l'avoir entendue une bonne dizaine de fois, passait à la radio. Les paroles lui étaient toujours inconnues, ce qui ne l'empêchait pas de chantonner. D'une main habile, elle cassa un oeuf dans le saladier.


"Les titres de l'actualité ..."

Ah, la chanson était terminée, dommage. Elle en avait réellement besoin, de ces après-midis à elle, pour décompresser. Au bureau, elle n'avait jamais une minute à elle, on lui demandait sans cesse d'être plus active, et la quantité de travail à fournir ne semblait jamais diminuer. Entre son collège et ses blagues stupides à tout bout de champ, et son patron complètement abruti qui passait son temps à rabaisser tout le monde, elle en particulier ... Alors comme ça elle ne tenait pas aux intérêts de l'entreprise ? Alors comme ça elle était maladroite ? Alors comme ça elle aurait mieux fait de faire un bep coiffure ! S'il savait ce qu'elle serait capable de lui faire avec des ciseaux cet imbécile !

Elle ne se rendit compte que trop tard qu'elle serrait nerveusement un deuxième oeuf dans sa main et finit par l'écraser involontairement
. "Merde" lâcha-t-elle alors que le jaune coulait entre ses doigts. Il fallait qu'elle se calme ...

"... Morts en série dans le dix-huitième arrondissement ..."

A vrai dire elle n'écoutait plus la radio, trop occupée à nettoyer ses bêtises.

"... probablement par empoisonnement ..."

Bon ! Heureusement, il lui restait encore des oeufs, elle ne serait pas obligée de sortir en racheter.

"... pas de piste ..."

Elle changea de fréquence, elle préférait de loin écouter de la musique. N'importe laquelle, d'ailleurs, même un truc nul. Les infos, ça finissait toujours par la gaver. Enfin lorsqu'elle eut mélangé tous les ingrédients sans autre incident, elle mit son oeuvre au four et s'accorda une petite sieste pendant la cuisson. Les enfants rentraient à quatre heures et demie, il fallait qu'elle se dépêche ...

Une heure plus tard, elle sonnait chez une voisine du cinquième étage, une vieille qui vivait seule et à qui elle avait emprunté des oeufs, la dernière fois. Ainsi qu'un livre le mois dernier, une ampoule en décembre, et des piles en novembre. La petite vieille parut contente de la voir.


"Bonjour Madame Desmarets ! J'avais un peu de temps, alors j'ai pensé faire un gâteau pour voir remercier de ... de tout, en fait."
"Oh non, il ne fallait pas ... C'est trop gentil !"
"Mais si, mais si !"


Elle redescendit dix minutes plus tard, elle avait mis le temps à accepter, la vieille. Toujours la même chose.

Une semaine plus tard, un jeudi après-midi encore, elle décida cette fois de se mettre à une cuisine plus exotique, pour changer. Et si elle faisait de la cuisine chinoise ? Ils étaient allés au restaurant chinois dimanche soir, c'était tellement bon ! D'ailleurs elle s'était achetée un livre, ce matin, pour l'occasion. Par quoi commencer ? Quelque chose de simple, du riz cantonnais ? Les ingrédients réunis, selon son petit rituel, elle alluma la radio.


"Une nouvelle mort dans le dix-huitième arrondissement, la police n'a découvert le corps qu'hier soir alors que la mort date d'une semaine déjà. C'est un voisin inquiet qui a téléphoné ... Ce serait encore un empoisonnement, la série se poursuit donc sans que la police n'ait aucune piste, d'après ce que l'on en sait."

Décidément, elle adorait cuisiner, surtout pour les autres.

Voyage d'un jour - deuxième partie

Ça y est, Paris est loin. En tout cas, pour toi c'est loin ... Toi pour qui le bout du monde, c'est chez tes grands parents. Mais en réalité, tu es encore si proche de la capitale ... Les paysages, toujours aussi gris, défilent devant tes yeux. Alors ce n'est pas seulement à Paris qu'il ne fait pas beau ? Les régions que tu traversent te semblent vides, hostiles, plates, grises forcément, inhabitées sans doute. Qui voudrait vivre là ? Il n'y a rien. Rien à faire sinon rester enfermer dans une maison au milieu de nulle part, avec trois vaches autour.
Tu finis par t'endormir, à cause du bruit régulier de la voiture, des légères secousses, du confort de ta couverture et de ton oreiller, et puis aussi toute cette absence de couleur qui te fatigue. Tes pensées s'envolent et quittent la voiture. Tu penses un peu aux vacances qui vont venir, à tes amis que tu as quitté il y a un peu plus d'une semaine et que tu ne reverras sûrement qu'en septembre ... A d'autres amis aussi, tes vrais amis, ceux que tu vois encore moins souvent. Eux, ils vivent loin de chez toi. Tu aimerais bien leur parler plus souvent
...

"Tiens, tu te réveilles au bon moment ! On va bientôt voir la mer."
Oui, tu t'étais bien endormi, et tu t'es réveillé sans vraiment t'en rendre compte. La mer ? Tu te redresses, bien sûr tu l'as déjà vue la mer, tes parents t'ont déjà emmené à la plage, pour les vacances ... Ou peut-être pas. Mais c'est toujours la même chose, la même curiosité. Il faut dire qu'à Paris, la mer tu ne la vois qu'en photo, ou en carte postale. La Seine, c'est bien beau - et encore - mais ça n'a rien à voir.
Evidemment, de ta place, on ne voit pas grand chose. Et puis il fait tellement gris qu'il est difficile de distinguer la mer du ciel. Mais tu persévères, et tu finis par apercevoir ... Oh, trois fois rien. Tu as assez d'imagination cependant pour te dire que tu ne vois pas simplement une bande grisâtre à l'horizon, mais une quantité inimaginable d'eau froide, salée, agitée, et tellement profonde que tu ne pourrais pas en voir le fond. De l'eau qui s'étend si loin qu'on a besoin de plusieurs jours pour atteindre l'autre côté en bateau. De l'eau avec toutes les bestioles qui vivent dedans, de la pauvre petite bactérie à la baleine. Bref, la mer
.
"On passe chez le type et on essaie d'aller à la plage, d'accord ?"
Le type, c'est pour lui que ton père fait le voyage. Ça ne te concerne pas trop, toi, c'est ses affaires. Il fait ce qu'il veut. En plus, ça ne t'intéresse pas, alors ... Tu restes dans la voiture pendant qu'il discute, il prend son temps. Tu as encore sommeil.

mardi 8 avril 2008

Mais on s'en fout !

La cloche vient de sonner, mais personne ne sort, contrairement à l'habitude. Dans les classes d'à côté, on entend les raclements de chaises, les voix des élèves ravis de pouvoir enfin cesser de chuchoter, les professeurs qui donnent les devoirs en catastrophe avant que les élèves ne se sauvent, les portes qui s'ouvrent. Dans ta classe, personne n'a bougé. Personne n'a levé la tête. Personne n'a terminé son contrôle. Tout le monde l'a trouvé horriblement difficile, et même eux qui n'ont plus rien à écrire n'osent pas sortir, comme s'ils espéraient que l'inspiration allait brusquement leur venir. Une petite idée, rien qu'une petite, pour avoir la moyenne ! Toi non plus, rien ne te vient plus. Tu as déjà passé toute l'heure à chercher, c'est pas mainenant que tu vas trouver. Personne n'ose partir en premier, c'est mal vu. Dépitée tu finis par te lever, surprenant tout le monde par le bruit de ta chaise, tu rends ta feuille où traînent quelques phrases désespérées, et tu sors en refermant la porte derrière toi.

Le couloir est déjà désert, les élèves des autres classes sont descendus. Toute seule, tu soupires, appuyée contre la vitre. La fenêtre ne s'ouvre pas, depuis l'année dernière, mais tu aurais bien besoin d'air. Tu as laissé tomber ton sac au sol et tu remets ton manteau avec lassitude, c'est toujours la même chose. De toute façon, le français, c'est pas ton truc. Qu'est-ce que tu en sais, toi, des romans réalistes et de la métaphore de Paris dans le livre ? Tiens, la porte s'ouvre, un deuxième courageux - ou peu inspiré - qui te rejoint ?


"T'as réussi ?"

Question bateau, qu'il te pose. Mais tu ne peux pas lui en vouloir, après tout tu ne le connais pas trop, de quoi pourriez-vous parler, à part ça ? Et puis après avoir passé une heure à se prendre la tête pour rien, à tourner et retourner les questions dans ta tête, sans rien trouver de sensé à y répondre, à te parler à toi-même, tu as besoin de parler à voix haute, d'entendre une voix humaine.

"Non, j'avais vraiment rien à répondre ... Et toi ?"

Ah, ça, pour ne rien avoir à répondre ! Tu n'as toujours rien à répondre, d'ailleurs ! Conversation stupide, à vrai dire tu t'en fiches complètement, de ce à quoi il a réfléchi pendant une heure, et de ce qu'il a réussi à écrire. Pourtant il ne t'est pas complètement antipathique, loin de là ! Même, tu aimerais bien pouvoir discuter tranquillement avec lui. T'en faire un ami, peut-être. Dans ta classe ce ne sont pas les amis qui se bousculent ...

"Bof. De toute façon les contrôles de français c'est toujours aussi incompréhensible."

Tu hoches la tête, oui, tu sais bien. Tu le sais tellement bien que tu ne comprends pas l'utilité de le dire, d'ailleurs. Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas trouver un autre sujet de conversation ? Tu sais très bien que si vous arrêtez de parler du contrôle, vous ne parlerez de plus rien d'autre. C'est idiot. Ça t'énerve et te désespère, mais d'un autre côté tu es déjà blasée. C'est la même chose avec tout le monde, de toute façon.

"Et encore, t'as de la chance, t'as pas latin maintenant, toi."

C'est passionnant, ma foi !

"Ah, c'est vrai."

Comme s'il le savait pas ! C'est comme ça depuis le début de l'année, les emplois du temps n'ont pas brusquement changé cette semaine. Alors quoi, on va parler des cours de latin ? Dire que c'est nul, qu'on aurait jamais dû continuer, nous les cinglés qui avont gardé l'option, et que le professeur est à moitié dépressif, à moitié alcoolique ? Oh, pitié, ça doit faire quinze fois que tu le dis, depuis la rentrée ! Tout le monde s'en fiche, des cours de latin ! Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas parler de sujets plus drôles ? De points positifs ? Des vacances ? Non ! Tout le monde passe son temps àe plaindre, de toute façon, à Paris !
La porte s'ouvre à nouveau, encore un désespéré qui sort.


"Vous l'avez réussi ?"

"Mais on s'en fout !"


C'est sorti tout seul. Tu préfères te diriger vers les escaliers, après tout c'est vrai, t'as latin ... Vive le latin, quoi.

Stratège

Un sourire. Il n'en a pas fallu plus pour que la partie s'engage, que la guerre commence. Ça tient à peu de choses. J'ai l'habitude maintenant, mais le début m'impressionne toujours, j'ai les mains qui tremblent, et les yeux fixés sur le terrain vide. Pour commencer, la zone nord-est. Hypothétiquement, je compte m'installer là. Quant à lui, calmement, il vise l'opposé, le sud-ouest. Pour le le moment, on ne fait que s'observer de loin, jeter quelques repères, rien de bien méchant. On a le temps pour ça.

Les choses sérieuses commencent quand, moi la première, je menace son côté. Il réfléchit un peu. Pas trop, ce genre de situation est trop courant pour lui ... Défendre simplement ? Attaquer celui que je viens d'envoyer en éclaireur ? Il paraît reculer sagement, mais je sais à quoi m'attendre. Je recule moi aussi, je ne veux pas me faire enfermer.

Il a l'initiative, à lui de m'attaquer. Au nord ? Directement ? Il abuse, et je n'ai pas l'intention de me laisser faire : je l'attaque sévèrement, et au lieu de chercher à fuir, comme je le croyais, il tente de s'installer chez moi. Il plaisante, non ? D'un coup je supprime toute sa base de vie, il n'a plus de solution, il faut sortir de là s'il ne veut pas mourir. Bien sûr, je le poursuis, pas question de le laisser s'en tirer comme ça.

Le combat commencé au nord s'est prolongé jusqu'à l'ouest. Si je n'arrive pas à le tuer, ça sera catastrophique pour moi ... Alors que je crois l'avoir enfin définitivement privé d'yeux, le voilà qui attaque un autre de mes groupes. Que faire ? Si je me défends à droite, il arrivera à vivre là où je voulais le tuer. Mais si je l'achève, il tuera lui-même un groupe à moi. J'aurais voulu tout sauver, mais ça paraît impossible. Cruel dilemme. Stress. Et par ici ? Est-ce que ça ne résoud pas tous mes problèmes ? Je réfléchis, je calcule, je vérifie, encore et encore. Si j'ai raison, il peut abandonner. Si j'ai tord, c'est moi qui ai perdu. Le tout pour le tout ? Je me décide. J'ai l'impression de sentir mon coeur battre cinq fois plus vite que d'habitude, et je tremble tellement que je croise mes mains pour ne pas le montrer.

Il répond, mon coeur rate un battement, avant que je me rende compte que ma stratégie fonctionne toujours. Un, deux, trois ... Oui, ça marche. J'ai gagné ? J'ai gagné, hein ? A moi de répondre. Décidée à ne pas le regarder, je reste la tête baissée. Après quelques minutes qui me paraissent une éternité, pendant laquelle j'entends la pendule à ma droite, ainsi que celle des voisins, et celles de la table derrière, il avance la main et laisse tomber quelques pierres sur la table.


"Bien joué. Merci pour la partie."

Enfin je respire.

lundi 7 avril 2008

Voyage d'un jour

Il est à peine sept heures, en milieu de semaine, Paris est déjà réveillée. Toi aussi, bien que tu sois en vacances depuis deux semaines. L'année de seconde, c'est une année sympathique, comme tu ne passes aucun examen, tu termines plus tôt que tout le monde. Ce qui ne sera pas vraiment le cas dès l'année prochaine ... Par la fenêtre tu vois déjà des gens pressés, c'est fou comme tu as du mal à les comprendre depuis le début des vacances. D'habitude toi aussi tu marches plutôt vite ... Là, tu traînes encore, mais aujourd'hui tu sors de chez toi, alors il va falloir te bouger un peu.
Sept heures trente, tu mets enfin le nez dehors, après une semaine passée à ne rien faire. Tu as beau habiter dans une ville active, quand tu es en vacances, tu préfères rester chez toi à te reposer. Devant ton ordinateur, par exemple. Enfin, aujourd'hui, c'est différent.

"Elle est par là."
Tu tournes la tête, tu étais resté planté devant la porte de ton immeuble. Aujourd'hui Paris te semble grise, les bâtiments de l'hôpital en face ont perdu de leur couleur, les feuilles des arbres aussi, même la file de voitures garées dans ta rue ne comporte plus que des voitures noires, ou grises. Grisâtre, c'est le mot pour décrire le paysage, et le temps, d'ailleurs : le ciel est gris, les nuages s'accumulent, le vent commence à se lever et toi tu te serres dans ton manteau.
"Tu viens ?"
Oui, oui, tu viens, tu te dépêches, même. C'est qu'il fait pas bien chaud, pour un mois de juin ... Tu t'installes dans la voiture, à l'arrière : tu pourrais monter à l'avant, mais tu gardes les anciennes habitudes, et puis c'est plus confortable. Tu sais que le voyage va être long, tu as apporté une couverture, un vieil oreiller : à peine la voiture a démarré que tu enlèves déjà tes chaussures et que tu t'allonges à moitié sur la banquette.

"France Inter il est huit heures."
La radio a été allumée dès qu'on a démarré la voiture, c'est presque devenu un réflexe. De toute façon c'est pareil dans ta cuisine, elle est toujours allumée. Tu ne l'écoutes jamais, mais tu l'entends tout le temps. La voiture a rapidement quitté ta rue, ce n'est pas une très grande rue, alors forcément ... Tu ne sais pas exactement quelle direction on prend, d'ailleurs, mais tu as confiance. Ce n'est pas comme si tu avais le choix, en fait.
Tu as fini par trouver une position confortable : ce n'est pas la voiture que tu prenais quand tu étais plus petit, alors il a fallu s'adapter. Le dos coincé entre la banquette et la portière, les jambes allongées sur la banquette, enroulé dans ta couverture épaisse, et la tempe droite collée contre la vitre. Tu vois Paris défiler, Paris du matin, Paris grise, les rues que tu connais, ton école primaire ... La place du Colonel Fabien, d'un côté le dixième arrondissement, le côté que tu connais le mieux. De l'autre le dix-neuvième, dont tu entends encore plus parler depuis que tu vas au lycée loin d'ici. Ce matin la place est aussi grise que le reste, même quand tu longes la cité de la Grange-aux-Belles, aux immeubles aux briques habituellement oranges, rouges, brunes. Aujourd'hui, grises.

"On doit passer le chercher vers huit heures. Mais on va prendre de l'essence avant."
On a le temps, dans ce cas. Ton lecteur mp3 est dans ta poche, mais tu n'as pas envie de l'allumer pour le moment. Pas dès le départ. Pas maintenant, alors qu'il y a encore tellement de choses à regarder. Au feu rouge, un piéton qui traverse te souris, tu lui rends un sourire un peu endormi. Les Parisiens ne sont pas tous de mauvaise humeur constamment.

Direction : la cinquième arrondissement. Ce n'est pas ce qu'il y a de plus près, mais ce n'est pas non plus le bout du monde. Le voyage ne s'arrête pas là, bien entendu : on ne fait que passer. On ne fait que venir chercher quelqu'un. Quelqu'un qui fait ce voyage pour les mêmes raisons que toi, semble-t-il, d'ailleurs. Encore une fois, tu connais les rues dans lesquelles tu passes rapidement : la rue du Faubourg du Temple, qui descend de Belleville à République. Tu la prenais souvent, cette rue, l'année dernière. Puis tu as arrêté. C'est comme ça, certaines choses ne durent pas éternellement.
Un début d'embouteillage, de toute façon tu t'y attendais. Un groupe de jeunes passe, sûrement des élèves de ton ancien collège. Tu ne les reconnais pas particulièrement, eux non plus ne te reconnaissent pas, vous ne vous êtes même sûrement jamais croisés. Tu pourrais les ignorer sagement, tu préfères leur jeter un regard au moins aussi méprisant que le leur. Toi, au moins, tu n'as jamais ressemblé à ça ... Certains Parisiens sont insupportables sans même les connaître. Tout est dans leur attitude.
On traverse le canal, et tu reconnais de moins en moins les rues. Il faut dire qu'on s'éloigne de chez toi, et qu'on traverse des quartiers où tu ne vas jamais. Mais tu observes. C'est drôle tout de même ce gris qui semble s'être étendu à tout Paris.

"Tu attends là ?"
Tu fais oui d'un sourire. Tu n'as pas envie de bouger, maintenant tu es bien installé ... Du moins, c'est ce qu'il croit. A peine s'est-il éloigné que tu en profites pour changer de radio, ça va très vite tu connais la fréquence. Fini France Inter, c'est de la musique maintenant. Très rapidement tu reconnais la voix, puis le groupe, c'est Blur. forcément, il a une voix particulière. Avec un petit sourire tu te rassois à ta place et tu guettes son retour en écoutant la radio d'une oreille distraite. Il arrive, pas tout seul bien sûr.
"Alors, ça faisait longtemps, hein. Comment va ta soeur ?"
"A part qu'elle me déteste quand je lui rappelle que je suis en vacances, ça va."


Et on repart. Toujours à la même place, tu les regardes discuter tranquillement, rire entre eux. Deux vieux amis. C'est bien de pouvoir se dire qu'on peut ne pas perdre de vue ses amis, quand tu sais que toi, tu as déjà perdu la trace de tes amis de primaire, et bientôt de collège. Tu as peut-être leur numéro de téléphone, leur adresse sur un bout de papier, voire dans ton agenda si tu es soigneux. Mais ils ont changé, toi aussi, alors ...
On quitte Paris. On a rapidement changé de radio, sous prétexte qu'il faut savoir s'il y a des embouteillages. Non, il n'y en a pas trop, encore heureux. Seulement au niveau de la porte d'Orléans. Dans moins d'un an, ça te fera rire, d'entendre parler de la porte d'Orléans. Mais pour le moment, tu ne peux pas savoir, tu t'en fiches d'Orléans et de sa porte.

"Tu veux manger quelque chose ?"
On pose un véritable sac de provisions à côté de toi, à l'arrière. On doit pouvoir tenir trois semaines avec ça. Des gâteaux, au chocolat, des bonbons, du coca, on dirait que c'est toi qui as fait les courses. Mais il te connaît bien, depuis le temps. Le temps passe, tu ouvres un paquet, les discussions vont bon train devant toi. Celui qui conduit, c'est ton père. Tu t'entends bien avec lui, il a gardé un esprit d'enfant au fond. A côté de lui, côté passager, celui qu'on est passé chercher. Un ami de ton père, que toi-même tu connais bien, tu l'appellerais bien Tonton si ce n'était pas un surnom aussi ridicule.