jeudi 28 août 2008

Diane

"Le numéro que vous demandez n'est pas attribué, ou n'est pas accessible ..."

C'est ça oui, connasse ! Pas envie d'en entendre davantage, je raccroche brusquement. Un peu trop apparemment puisque le téléphone glissa et passa par-dessus le bord de la table, avant de se balancer misérablement à cinq centimètres du sol, retenu par le fil. Oui j'ai encore un téléphone à fil, et alors ? Il marche très bien. J'en achèterai un autre quand j'aurai un travail, ce qui n'est pas pour tout de suite si mes employeurs potentiels s'amusent à me donner des numéros non attribués.

samedi 23 août 2008

Anne-Charlotte

J'ai toujours été la reine ici. Très jeune, j'ai été sacrée princesse par l'ensemble de la famille qui n'en pouvait plus d'admirer mes progrès, mon humour, mon enthousiasme, mon intelligence, moi. Qu'elle est mignonne ! Adorable, drôle, jolie, maligne, précoce, sociable, bavarde, intéressante, futée, magnifique, blonde et bouclée. Je suis née dans cet immeuble et il m'appartient, dans tous les sens du terme. J'en suis la propriétaire légale, mais surtout, je règne sur ses habitants, j'y impose ma loi, mes règles, et je veille à ce que tout se passe pour le mieux. Je dois tout savoir, tout contrôler, tout vérifier, tout re-vérifier, tout doit passer par moi. Bien sûr, je ne peux pas me contenter de m'asseoir sur mon trône et d'observer tout ce beau monde vaquer à ses occupations. Ils sont trop indisciplinés. Si je ne les surveillais pas, qui sait ce qui arriverait ...

Je dois me battre pour empêcher mon fils unique de couler, lui maintenir sans cesse la tête hors de l'eau, quitte à le tirer par les cheveux, c'est pour son bien. Cet incapable qui ne travaille pas et s'empiffre de pizza à longueur de journée. Je devrais l'obliger à se débrouiller seul, mais j'ai peur qu'il en soit incapable. Je préfère le garder sous mon aile jusqu'à ce qu'il soit capable de voler par lui-même. Hélas, je commence à douter que ce jour arrive, alors qu'il approche de la trentaine ... Pourtant, Maxence n'est pas si bête. Pas trop. Il est juste trop paresseux, trop flegmatique, et trop habitué à ce que tout lui tombe du ciel. Autrement dit, il a été mal élevé, et c'est de ma faute, ce qui explique entre autres pourquoi je m'occupe encore de lui. Cas de conscience.

Je dois faire attention aux agissements de mon grand-frère et surtout à son état de santé, tant bien physique que mentale. Le mois dernier, il s'était persuadé qu'il devait hiberner et s'était enfermé dans sa machine à laver. J'aurais préféré qu'il soit trop gros pour y entrer, ça aurait été moins compliqué. Je possède heureusement les clés de tous les appartements de l'immeuble - même ceux que ma famille a stupidement vendu dans le passé - et lorsque je n'ai pas de nouvelle, je passe "dire bonjour". C'est ainsi que j'ai retrouvé mon frère plié en quatre dans la machine, avec six paquets de cacahuètes en guise de provisions. Depuis quelques années, il serait dangereux de le laisser en liberté, mais je ne peux me résoudre à le faire interner. Après tout, il n'est pas méchant, et puis il m'a rendu tellement de services. Autre cas de conscience.

Je dois empêcher ma nièce de prendre la grosse tête, de pervertir mon fils, de monter l'immeuble contre moi et de prendre le pouvoir par un coup d'état. Ce serait bien son genre, je la vois parfaitement en chef de mutinerie, l'arme au poing. Mais elle n'est rien. Je suis une reine, et elle n'est bonne qu'à me laver les pieds. Et encore. Au départ, je ne voulais pas d'elle, elle m'est réellement insupportable, elle et ses cigarettes qui laissent cette odeur écoeurante. Elle me pose problème dans le sens où elle n'est pas loin d'être incontrôlable. Mais ne dit-on pas qu'il faut garder ses ennemis près de soi ? Et puis sa mère est morte, son père est cinglé, elle fait encore des études et elle n'a bien sûr pas les moyens de payer un loyer. Encore un cas de conscience.

Je dois calmer mon neveu et apaiser les tensions entre lui et mon fils. Je ne sais pas pourquoi, mais ils ne se supportent pas, surtout depuis que mon neveu s'est marié. Pourtant, c'est quelqu'un de bien, qui travaille pour gagner sa vie, lui, qui paie un loyer, lui, qui peut subvenir aux besoins de sa famille, lui ! Peut-être parce qu'il représente tout ce qui a échappé à mon fils. Si je laissais ces deux-là dans la même pièce sans surveillance, ils finiraient par s'étriper. Encore heureux qu'ils n'habitent pas au même étage. Je suis obligée de garder mon neveu car il est l'un des rares locataires qui paie réellement, et quelle bonne raison aurais-je de le virer ? Ce serait faire du favoritisme, et ma conscience ne le supporterait pas.

Je dois surveiller la Miss Météo du dernier étage - si un jour j'ai su son prénom, je l'ai oublié. On l'appelle tous comme ça maintenant - des fois qu'elle se rapprocherait de mon fils. Elle est belle, mais à mon avis elle n'a pas grand chose dans la tête, si ce n'est des petits nuages sur fond bleu. Voire d'énormes nuages sombres, ça dépend des jours. La météo parisienne se limite à ça. Ah, de mon temps, on pouvait encore espérer de la neige en hiver - je me souviens de cette année où la température était descendue à moins quinze degrés - mais à présent, à quoi servent ces petites jeunes qui passent à la télé ? Pluie ou soleil, de toute façon ça se voit. Miss Météo habite là depuis un an maintenant, et elle a du succès. A surveiller de près. Pas de problème de conscience avec elle.

Et ce soir, j'organise un dîner de famille, avant d'accueillir un locataire de plus qui arrivera un peu avant minuit. Le traditionnel dîner du jeudi soir, de quoi empoisonner toute la famille en même temps si j'en avais envie. Mais je suis une gentille reine.

jeudi 21 août 2008

Maxence

- C'est bien ici pour la pizza ?
- Oui oui, excusez moi une minute, je vais chercher l'argent ...

Je fais demi-tour et en quelques pas je suis dans le salon, à la recherche de mon porte-feuille qui reste étrangement introuvable. Il ne peut pourtant pas être perdu ... Mon appartement n'est pas immense. Enfin, il est pas si mal, mine de rien. Dans le quatrième, trois pièces, ensoleillé, dans une rue calme, au troisième étage. Je n'ai pas vraiment de quoi me plaindre. Ça fait des années que j'y habite, et la seule chose qui m'embête un peu, ce sont les voisins. Mais un appartement parfait, c'est difficile à trouver, surtout à ce prix. Le porte-feuille était sur le canapé, je l'attrape et court presque pour revenir à la porte.

- Voilà, désolé ...

La livreuse n'avait pas bougé, elle me tend ma pizza en échange d'un billet. Elle est plutôt mignonne, je lui souris et j'ai presque l'impression qu'elle me le rend. Je n'ai plus qu'à lui dire au revoir, fermer ma porte, c'est tellement simple. Mais avant que je n'ai pu prononcer un mot, une ombre surgit au bout du couloir et se dirige droit vers nous. La livreuse me jette un coup d'oeil intrigué, mais moi, je sais. Et je voudrais avoir fermé cette porte il y a déjà vingt secondes.

- Encore une pizza ?! Mais tu as pensé à toute la graisse que tu ingurgites jour après jour ?!!

Elle s'approche, si ses yeux pouvaient lancer des éclairs pour de vrai, ils le feraient. Elle fait une tête de moins que moi, elle approche les soixante-dix ans, elle porte un jogging rose et la veste qui va avec, elle se teint les cheveux en roux et se maquille autant qu'un clown. Sans parler de son parfum. Par contre, aucune chirurgie esthétique - alors qu'elle en aurait bien besoin, surtout pour le nez ... - et j'ai l'impression qu'elle est encore plus ridée que Yoda à la fin de sa vie. Elle pointe son index noueux vers moi et je recule instinctivement.

- Et où elle va cette graisse, à ton avis, hein ? Où ?!

La livreuse s'est enfuie sans demander son reste tandis que j'observe, médusé, l'index de la vieille toujours tendu. Avec ses longs ongles vernis et pointus ... C'est une espèce de monstre qui se tient devant moi. Et qui m'enfonce son index de sorcière dans le ventre.

- Là, dans tes affreux bourrelets !!

Je pourrais être effrayé, c'est vrai, il y a de quoi. Je pourrais être dégoûté. Ou choqué. Je pourrais m'énerver, renvoyer cette vieille d'où elle vient et m'enfermer chez moi pour de bon, ce serait tellement plus simple. Mais j'y suis trop habitué pour me révolter et même me défendre, j'ai encore la pizza dans les mains et je sais que ça serait inutile. Le monstre se penche vers moi et je retiens ma respiration alors qu'elle ajoute, un sourire en coin - est-ce qu'elle porte un dentier ? Je me pose la question à chaque fois sans parvenir à y répondre -, à voix basse comme si on pouvait nous entendre :

- Au lieu de manger n'importe quoi, passe donc chez moi ce soir ... Je fais de la purée.

Un petit clin d'oeil et le monstre s'éloigne enfin, me souhaitant une bonne journée, et me répétant de venir ce soir. C'est ça, oui ...

- Bonne journée maman ...

Quand je vous disais que j'avais des problèmes avec mes voisins.
Ma famille a acheté tout l'immeuble il y a déjà plus d'un siècle, et si elle a revendu quelques appartements, elle en possède encore une majorité. Bien sûr, on ne les habite pas tous, on en loue une grande partie. Mais j'ai grandi ici, au quatrième étage, tout en sachant déjà qu'un appartement m'était réservé, je n'avais plus qu'à choisir lequel. Maintenant, ma mère occupe un appartement au quatrième, mon oncle un autre au premier, et ma cousine est installée sur le palier d'en face. Sans oublier mon cousin et sa femme au troisième. Impossible de déménager. Riche, moi ? J'aimerais bien ! Je peine déjà à payer l'eau et l'électricité, alors trouver un autre appartement ... En acheter un ou payer un loyer, pas moyen. Pourquoi ? Mais parce que je ne travaille pas ! Je ne fais rien, rien depuis des mois, je vis sur mes économies de gamin - vous savez, le genre de compte qu'ouvre vos grands-parents, un compte épargne "pour plus tard" - et je ne fais rien de mes journées. Pourquoi ? Va savoir.

Guillaume

Comme d'habitude, j'ai l'impression que les semelles de mes chaussures vont fondre au contact du béton. Il n'y a pas le moindre arbre et depuis ce matin, le soleil éclatant chauffe le quai et assèche sans remords les quelques courageux brins d'herbe qui poussent à côté. C'est le désert, bien sûr, qui serait assez stupide pour prendre ce train à cette heure-là ? A part moi ? Je suis toujours tout seul sur le quai. D'un autre côté, quand on part d'un trou paumé, en semaine, et en milieu de journée, on ne peut pas s'attendre à ce qu'il y ait foule sur le quai.

Moi, je n'ai pas le choix. Ou plutôt, j'ai fait un choix qui m'oblige à prendre ce stupide train tous les jours. J'aurais pu rester en ville, mais l'isolement me convient mieux. Les villes, c'est trop peuplé, trop bruyant, trop sale, trop ... trop humain peut-être. L'agitation, la mauvaise humeur chronique, les odeurs artificielles et mécaniques, et ce bruit, toujours ce bruit. Une ville n'est jamais silencieuse. Une ville ne dort jamais, une vraie ville est toujours éveillée, quelque part. Ça a un côté attractif. J'ai préféré la quitter pour m'installer ici.

Je n'y suis pas si mal, soit dit en passant. La solitude ne me pèse pas, du moins pas autant que je l'avais craint. Grâce à cette gare, je suis relié au reste du monde, j'y vais quand ça me chante. Quand il y a des trains, en tout cas. Je ne me plains pas. Par contre, il a bien fallu que je travaille, et ce travail je l'ai trouvé dans un village non loin. De trou paumé à trou paumé. C'est plus ou moins le seul trajet que j'effectue, mis à part un ou deux voyages par an pour aller rendre visite à la famille. La grande expédition, le voyage au bout du monde, le retour à la ville et à la civilisation. Après ça, je suis toujours heureux de retrouver mon chez moi.

Je m'assois sur le pauvre banc en bois qui commence à pourrir, et j'attend. Comme tous les jours. Le train devrait arriver dans une dizaine de minutes, j'ai le temps de ne me préoccuper de rien. J'ai toujours le temps, depuis que je suis ici. Rien à perte de vue. Des rails qui s'éloignent jusqu'à disparaître progressivement, quelques arbres au loin, des grandes étendues d'herbe séchée. C'est normal, c'est l'été. A peine une route qui mène à la gare - enfin, de gare, il n'y a qu'un quai et même pas de distributeur pour les billets, je dois les acheter au contrôleur. Et puis là-bas, quelques maisons, dont la mienne. Un hameau habité essentiellement pas des vieux - dont certains pourraient très bien être morts, qui s'en rendrait compte ?


- Putain ils pourraient faire venir l'autoroute jusqu'ici quand même ...

La voix me surprend et je tourne brusquement la tête. C'est un type grand, pas gros, à la face et aux vêtements désespérément ... citadins. Il vient de se laisser tomber sans retenue sur le banc et respire difficilement, sans parler de la sueur qui perle sur son front. Le pauvre, il vient de faire six cents mètres sur autre chose qu'un bête trottoir plat, en plein soleil. Il souffle comme un boeuf et ne sent pas meilleur. Devant mon air indigné, il se reprend :

- Euh ... Enfin ... Au moins un abri pour le soleil ... Pour faire de l'ombre quoi.

Il me regarde comme s'il attendait mon approbation mais je me contente de tourner dédaigneusement le regard vers la plaine en face. Encore un idiot qui vient de la ville, oui, ils viennent jusque là ... Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? Qu'est-ce qu'un crétin pareil vient chercher dans un tel trou ? De son côté, il me regarde comme si j'étais une bête curieuse. Il est bizarre, je suis bizarre, qui est normal ?

- Et sinon euh ... C'est toujours aussi désert ici ?
- Oui.

Il en attend plus, pourtant ma réponse est claire. S'il veut faire la conversation, il peut y renoncer tout de suite. Ce n'est pas que je ne suis pas sociable, mais avec lui ... Encore un peu et il va me demander où je vais. Aujourd'hui surtout, je n'aurais pas envie de lui répondre, parce qu'aujourd'hui est un jour spécial. Un voyage spécial. Mon sac est plein à craquer, je pars pour cette ville que je déteste tant. Paris. Si j'avais le choix, je resterais là, jusqu'à ce que je me dessèche complètement, que mes os se transforment en poussière - ouais, tu es poussière, tu redeviendras poussière, blablabla, ça a jamais été mon truc tout ça - et que mon corps pourrisse dans cette maison paumée où personne ne vient jamais. Oui, c'est la fin qui me conviendrait. Mourir, tout seul, dans mon trou, c'est ce que je veux. Mais la ville m'attend, la ville me rappelle à elle, plus je m'en éloigne plus j'ai de raisons d'y retourner.

- Et je ... vous ... euh, tu vas où ?
- Paris.

Laisse tomber, c'est pas le moment. Je rentre à Paris et ça me déprime. Je pensais n'y aller que pour l'enterrement de ma mère mais apparemment, mon père a choisi d'y passer en premier et malgré tout, je ne peux pas le manquer. Même si je ne l'ai jamais beaucoup aimé, ce n'est pas le cas des autres. Ce n'est pas le cas de ma mère pour laquelle j'ai peur, maintenant, ce n'est pas le cas de ma soeur qui n'est pas capable de se débrouiller seule. Voilà pourquoi je rentre.

Et lorsque le train arrive enfin, je jette un dernier coup d'oeil à ce qui aura été ma maison, mon village, mon pays, pendant deux ans, avant ce retour au béton et à l'acier. En espérant que je puisse le revoir.