jeudi 21 août 2008

Guillaume

Comme d'habitude, j'ai l'impression que les semelles de mes chaussures vont fondre au contact du béton. Il n'y a pas le moindre arbre et depuis ce matin, le soleil éclatant chauffe le quai et assèche sans remords les quelques courageux brins d'herbe qui poussent à côté. C'est le désert, bien sûr, qui serait assez stupide pour prendre ce train à cette heure-là ? A part moi ? Je suis toujours tout seul sur le quai. D'un autre côté, quand on part d'un trou paumé, en semaine, et en milieu de journée, on ne peut pas s'attendre à ce qu'il y ait foule sur le quai.

Moi, je n'ai pas le choix. Ou plutôt, j'ai fait un choix qui m'oblige à prendre ce stupide train tous les jours. J'aurais pu rester en ville, mais l'isolement me convient mieux. Les villes, c'est trop peuplé, trop bruyant, trop sale, trop ... trop humain peut-être. L'agitation, la mauvaise humeur chronique, les odeurs artificielles et mécaniques, et ce bruit, toujours ce bruit. Une ville n'est jamais silencieuse. Une ville ne dort jamais, une vraie ville est toujours éveillée, quelque part. Ça a un côté attractif. J'ai préféré la quitter pour m'installer ici.

Je n'y suis pas si mal, soit dit en passant. La solitude ne me pèse pas, du moins pas autant que je l'avais craint. Grâce à cette gare, je suis relié au reste du monde, j'y vais quand ça me chante. Quand il y a des trains, en tout cas. Je ne me plains pas. Par contre, il a bien fallu que je travaille, et ce travail je l'ai trouvé dans un village non loin. De trou paumé à trou paumé. C'est plus ou moins le seul trajet que j'effectue, mis à part un ou deux voyages par an pour aller rendre visite à la famille. La grande expédition, le voyage au bout du monde, le retour à la ville et à la civilisation. Après ça, je suis toujours heureux de retrouver mon chez moi.

Je m'assois sur le pauvre banc en bois qui commence à pourrir, et j'attend. Comme tous les jours. Le train devrait arriver dans une dizaine de minutes, j'ai le temps de ne me préoccuper de rien. J'ai toujours le temps, depuis que je suis ici. Rien à perte de vue. Des rails qui s'éloignent jusqu'à disparaître progressivement, quelques arbres au loin, des grandes étendues d'herbe séchée. C'est normal, c'est l'été. A peine une route qui mène à la gare - enfin, de gare, il n'y a qu'un quai et même pas de distributeur pour les billets, je dois les acheter au contrôleur. Et puis là-bas, quelques maisons, dont la mienne. Un hameau habité essentiellement pas des vieux - dont certains pourraient très bien être morts, qui s'en rendrait compte ?


- Putain ils pourraient faire venir l'autoroute jusqu'ici quand même ...

La voix me surprend et je tourne brusquement la tête. C'est un type grand, pas gros, à la face et aux vêtements désespérément ... citadins. Il vient de se laisser tomber sans retenue sur le banc et respire difficilement, sans parler de la sueur qui perle sur son front. Le pauvre, il vient de faire six cents mètres sur autre chose qu'un bête trottoir plat, en plein soleil. Il souffle comme un boeuf et ne sent pas meilleur. Devant mon air indigné, il se reprend :

- Euh ... Enfin ... Au moins un abri pour le soleil ... Pour faire de l'ombre quoi.

Il me regarde comme s'il attendait mon approbation mais je me contente de tourner dédaigneusement le regard vers la plaine en face. Encore un idiot qui vient de la ville, oui, ils viennent jusque là ... Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? Qu'est-ce qu'un crétin pareil vient chercher dans un tel trou ? De son côté, il me regarde comme si j'étais une bête curieuse. Il est bizarre, je suis bizarre, qui est normal ?

- Et sinon euh ... C'est toujours aussi désert ici ?
- Oui.

Il en attend plus, pourtant ma réponse est claire. S'il veut faire la conversation, il peut y renoncer tout de suite. Ce n'est pas que je ne suis pas sociable, mais avec lui ... Encore un peu et il va me demander où je vais. Aujourd'hui surtout, je n'aurais pas envie de lui répondre, parce qu'aujourd'hui est un jour spécial. Un voyage spécial. Mon sac est plein à craquer, je pars pour cette ville que je déteste tant. Paris. Si j'avais le choix, je resterais là, jusqu'à ce que je me dessèche complètement, que mes os se transforment en poussière - ouais, tu es poussière, tu redeviendras poussière, blablabla, ça a jamais été mon truc tout ça - et que mon corps pourrisse dans cette maison paumée où personne ne vient jamais. Oui, c'est la fin qui me conviendrait. Mourir, tout seul, dans mon trou, c'est ce que je veux. Mais la ville m'attend, la ville me rappelle à elle, plus je m'en éloigne plus j'ai de raisons d'y retourner.

- Et je ... vous ... euh, tu vas où ?
- Paris.

Laisse tomber, c'est pas le moment. Je rentre à Paris et ça me déprime. Je pensais n'y aller que pour l'enterrement de ma mère mais apparemment, mon père a choisi d'y passer en premier et malgré tout, je ne peux pas le manquer. Même si je ne l'ai jamais beaucoup aimé, ce n'est pas le cas des autres. Ce n'est pas le cas de ma mère pour laquelle j'ai peur, maintenant, ce n'est pas le cas de ma soeur qui n'est pas capable de se débrouiller seule. Voilà pourquoi je rentre.

Et lorsque le train arrive enfin, je jette un dernier coup d'oeil à ce qui aura été ma maison, mon village, mon pays, pendant deux ans, avant ce retour au béton et à l'acier. En espérant que je puisse le revoir.

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