samedi 3 janvier 2009

One

Prenons un individu lambda (ou presque), et donnons-lui un prénom ridicule, disons Michel. Dans la vie, il y avait deux choses que Michel n'aimait pas : la solitude et le blanc pas assez cuit sur les œufs au plat. La solitude parce qu'il avait besoin de parler, pour raconter un peu tout et n'importe quoi, de se sentir entouré, d'être utile et de compter pour quelqu'un. Le blanc pas assez cuit parce que c'était pas bon. Hélas ces deux fatalités le poursuivaient pour ainsi dire depuis sa naissance - du moins c'est ce qu'il se disait car il avait toujours tendance à exagérer les choses dans un discours superbement emphatique et destiné à lui seul. Pour palier à la solitude, il avait emménagé à Paris, il s'était dit qu'il n'y serait jamais vraiment seul et que s'il devait rencontrer son âme sœur - en vérité il en était arrivé au point où n'importe quelle âme un peu compatissante ferait l'affaire - il y avait une plus grande probabilité qu'il la rencontre là où les gens s'entassaient dans le métro le matin. Quant aux œufs au plat, il n'avait toujours pas trouvé de solution efficace.

Ce matin encore, il avait fait une nouvelle tentative infructueuse, et contemplait à présent les deux œufs qui gisaient dans son assiette. L'épaisseur était idéale, le jaune juste assez cuit, mais pas le blanc. Il y avait Toujours un problème. Le blanc encore cru, c'était gluant, visqueux, dégoûtant, il ne supportait. Après les avoir piqués à plusieurs reprises de la pointe de sa fourchette, comme pour se convaincre qu'ils étaient bien morts et qu'il ne risquait rien à les manger, Michel vida son assiette dans la poubelle. Immangeable. Pourtant il avait tout essayé, il avait tenté de mettre un couvercle sur la poêle, mais dans ce cas, le jaune était trop cuit ; il avait essayé d'étaler le blanc pendant la cuisson, mais ça ne ressemblait à rien. Il lui semblait que sa vie était vouée à l'échec, qu'il resterait toujours un problème impossible à résoudre, et qu'il serait toujours aussi moche que le blanc encore cru sur les œufs. Oui, Michel comparait souvent sa vie et sa réussite aux œufs au plat. Tout était raté, donc.

Râlant à demi-voix contre les mauvais œufs, sûrement issus de mauvaises poules, saletés, et contre les mauvaises poêles, sûrement vendues par de mauvaises sociétés, saletés, ainsi que contre tout ce qu'il laissait traîner, saletés, il revint à la cuisine où il se servit une nouvelle tasse de café. La caféine était la seule chose qui lui permettait de tenir la journée s'il ratait ses œufs, autant dire tous les jours. Aujourd'hui il lui restait un problème de taille à affronter : quelqu'un squattait son salon et il ne savait pas quoi en faire. Le problème n'était pas qu'il manquait de place, au contraire il avait un appartement relativement grand, surtout pour quelqu'un qui vivait seul, trois pièces, une grande cuisine, une salle de bain respectable. Ni qu'il manquait de temps pour s'en occuper : le travail de Michel se résumait à distribuer des journaux à la sortie du métro, il gagnait peu, très peu, mais ça lui suffisait, pour la simple raison que ses parents lui avaient laissé un héritage considérable. Le problème n'était pas non plus que Michel n'aimait pas ce mec dans le salon, quoiqu'il ne le connaissait pas vraiment. Non le problème c'était surtout que le mec en question était mort et qu'il ne savait définitivement pas quoi en faire.