samedi 23 août 2008

Anne-Charlotte

J'ai toujours été la reine ici. Très jeune, j'ai été sacrée princesse par l'ensemble de la famille qui n'en pouvait plus d'admirer mes progrès, mon humour, mon enthousiasme, mon intelligence, moi. Qu'elle est mignonne ! Adorable, drôle, jolie, maligne, précoce, sociable, bavarde, intéressante, futée, magnifique, blonde et bouclée. Je suis née dans cet immeuble et il m'appartient, dans tous les sens du terme. J'en suis la propriétaire légale, mais surtout, je règne sur ses habitants, j'y impose ma loi, mes règles, et je veille à ce que tout se passe pour le mieux. Je dois tout savoir, tout contrôler, tout vérifier, tout re-vérifier, tout doit passer par moi. Bien sûr, je ne peux pas me contenter de m'asseoir sur mon trône et d'observer tout ce beau monde vaquer à ses occupations. Ils sont trop indisciplinés. Si je ne les surveillais pas, qui sait ce qui arriverait ...

Je dois me battre pour empêcher mon fils unique de couler, lui maintenir sans cesse la tête hors de l'eau, quitte à le tirer par les cheveux, c'est pour son bien. Cet incapable qui ne travaille pas et s'empiffre de pizza à longueur de journée. Je devrais l'obliger à se débrouiller seul, mais j'ai peur qu'il en soit incapable. Je préfère le garder sous mon aile jusqu'à ce qu'il soit capable de voler par lui-même. Hélas, je commence à douter que ce jour arrive, alors qu'il approche de la trentaine ... Pourtant, Maxence n'est pas si bête. Pas trop. Il est juste trop paresseux, trop flegmatique, et trop habitué à ce que tout lui tombe du ciel. Autrement dit, il a été mal élevé, et c'est de ma faute, ce qui explique entre autres pourquoi je m'occupe encore de lui. Cas de conscience.

Je dois faire attention aux agissements de mon grand-frère et surtout à son état de santé, tant bien physique que mentale. Le mois dernier, il s'était persuadé qu'il devait hiberner et s'était enfermé dans sa machine à laver. J'aurais préféré qu'il soit trop gros pour y entrer, ça aurait été moins compliqué. Je possède heureusement les clés de tous les appartements de l'immeuble - même ceux que ma famille a stupidement vendu dans le passé - et lorsque je n'ai pas de nouvelle, je passe "dire bonjour". C'est ainsi que j'ai retrouvé mon frère plié en quatre dans la machine, avec six paquets de cacahuètes en guise de provisions. Depuis quelques années, il serait dangereux de le laisser en liberté, mais je ne peux me résoudre à le faire interner. Après tout, il n'est pas méchant, et puis il m'a rendu tellement de services. Autre cas de conscience.

Je dois empêcher ma nièce de prendre la grosse tête, de pervertir mon fils, de monter l'immeuble contre moi et de prendre le pouvoir par un coup d'état. Ce serait bien son genre, je la vois parfaitement en chef de mutinerie, l'arme au poing. Mais elle n'est rien. Je suis une reine, et elle n'est bonne qu'à me laver les pieds. Et encore. Au départ, je ne voulais pas d'elle, elle m'est réellement insupportable, elle et ses cigarettes qui laissent cette odeur écoeurante. Elle me pose problème dans le sens où elle n'est pas loin d'être incontrôlable. Mais ne dit-on pas qu'il faut garder ses ennemis près de soi ? Et puis sa mère est morte, son père est cinglé, elle fait encore des études et elle n'a bien sûr pas les moyens de payer un loyer. Encore un cas de conscience.

Je dois calmer mon neveu et apaiser les tensions entre lui et mon fils. Je ne sais pas pourquoi, mais ils ne se supportent pas, surtout depuis que mon neveu s'est marié. Pourtant, c'est quelqu'un de bien, qui travaille pour gagner sa vie, lui, qui paie un loyer, lui, qui peut subvenir aux besoins de sa famille, lui ! Peut-être parce qu'il représente tout ce qui a échappé à mon fils. Si je laissais ces deux-là dans la même pièce sans surveillance, ils finiraient par s'étriper. Encore heureux qu'ils n'habitent pas au même étage. Je suis obligée de garder mon neveu car il est l'un des rares locataires qui paie réellement, et quelle bonne raison aurais-je de le virer ? Ce serait faire du favoritisme, et ma conscience ne le supporterait pas.

Je dois surveiller la Miss Météo du dernier étage - si un jour j'ai su son prénom, je l'ai oublié. On l'appelle tous comme ça maintenant - des fois qu'elle se rapprocherait de mon fils. Elle est belle, mais à mon avis elle n'a pas grand chose dans la tête, si ce n'est des petits nuages sur fond bleu. Voire d'énormes nuages sombres, ça dépend des jours. La météo parisienne se limite à ça. Ah, de mon temps, on pouvait encore espérer de la neige en hiver - je me souviens de cette année où la température était descendue à moins quinze degrés - mais à présent, à quoi servent ces petites jeunes qui passent à la télé ? Pluie ou soleil, de toute façon ça se voit. Miss Météo habite là depuis un an maintenant, et elle a du succès. A surveiller de près. Pas de problème de conscience avec elle.

Et ce soir, j'organise un dîner de famille, avant d'accueillir un locataire de plus qui arrivera un peu avant minuit. Le traditionnel dîner du jeudi soir, de quoi empoisonner toute la famille en même temps si j'en avais envie. Mais je suis une gentille reine.

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