samedi 3 janvier 2009

One

Prenons un individu lambda (ou presque), et donnons-lui un prénom ridicule, disons Michel. Dans la vie, il y avait deux choses que Michel n'aimait pas : la solitude et le blanc pas assez cuit sur les œufs au plat. La solitude parce qu'il avait besoin de parler, pour raconter un peu tout et n'importe quoi, de se sentir entouré, d'être utile et de compter pour quelqu'un. Le blanc pas assez cuit parce que c'était pas bon. Hélas ces deux fatalités le poursuivaient pour ainsi dire depuis sa naissance - du moins c'est ce qu'il se disait car il avait toujours tendance à exagérer les choses dans un discours superbement emphatique et destiné à lui seul. Pour palier à la solitude, il avait emménagé à Paris, il s'était dit qu'il n'y serait jamais vraiment seul et que s'il devait rencontrer son âme sœur - en vérité il en était arrivé au point où n'importe quelle âme un peu compatissante ferait l'affaire - il y avait une plus grande probabilité qu'il la rencontre là où les gens s'entassaient dans le métro le matin. Quant aux œufs au plat, il n'avait toujours pas trouvé de solution efficace.

Ce matin encore, il avait fait une nouvelle tentative infructueuse, et contemplait à présent les deux œufs qui gisaient dans son assiette. L'épaisseur était idéale, le jaune juste assez cuit, mais pas le blanc. Il y avait Toujours un problème. Le blanc encore cru, c'était gluant, visqueux, dégoûtant, il ne supportait. Après les avoir piqués à plusieurs reprises de la pointe de sa fourchette, comme pour se convaincre qu'ils étaient bien morts et qu'il ne risquait rien à les manger, Michel vida son assiette dans la poubelle. Immangeable. Pourtant il avait tout essayé, il avait tenté de mettre un couvercle sur la poêle, mais dans ce cas, le jaune était trop cuit ; il avait essayé d'étaler le blanc pendant la cuisson, mais ça ne ressemblait à rien. Il lui semblait que sa vie était vouée à l'échec, qu'il resterait toujours un problème impossible à résoudre, et qu'il serait toujours aussi moche que le blanc encore cru sur les œufs. Oui, Michel comparait souvent sa vie et sa réussite aux œufs au plat. Tout était raté, donc.

Râlant à demi-voix contre les mauvais œufs, sûrement issus de mauvaises poules, saletés, et contre les mauvaises poêles, sûrement vendues par de mauvaises sociétés, saletés, ainsi que contre tout ce qu'il laissait traîner, saletés, il revint à la cuisine où il se servit une nouvelle tasse de café. La caféine était la seule chose qui lui permettait de tenir la journée s'il ratait ses œufs, autant dire tous les jours. Aujourd'hui il lui restait un problème de taille à affronter : quelqu'un squattait son salon et il ne savait pas quoi en faire. Le problème n'était pas qu'il manquait de place, au contraire il avait un appartement relativement grand, surtout pour quelqu'un qui vivait seul, trois pièces, une grande cuisine, une salle de bain respectable. Ni qu'il manquait de temps pour s'en occuper : le travail de Michel se résumait à distribuer des journaux à la sortie du métro, il gagnait peu, très peu, mais ça lui suffisait, pour la simple raison que ses parents lui avaient laissé un héritage considérable. Le problème n'était pas non plus que Michel n'aimait pas ce mec dans le salon, quoiqu'il ne le connaissait pas vraiment. Non le problème c'était surtout que le mec en question était mort et qu'il ne savait définitivement pas quoi en faire.

jeudi 28 août 2008

Diane

"Le numéro que vous demandez n'est pas attribué, ou n'est pas accessible ..."

C'est ça oui, connasse ! Pas envie d'en entendre davantage, je raccroche brusquement. Un peu trop apparemment puisque le téléphone glissa et passa par-dessus le bord de la table, avant de se balancer misérablement à cinq centimètres du sol, retenu par le fil. Oui j'ai encore un téléphone à fil, et alors ? Il marche très bien. J'en achèterai un autre quand j'aurai un travail, ce qui n'est pas pour tout de suite si mes employeurs potentiels s'amusent à me donner des numéros non attribués.

samedi 23 août 2008

Anne-Charlotte

J'ai toujours été la reine ici. Très jeune, j'ai été sacrée princesse par l'ensemble de la famille qui n'en pouvait plus d'admirer mes progrès, mon humour, mon enthousiasme, mon intelligence, moi. Qu'elle est mignonne ! Adorable, drôle, jolie, maligne, précoce, sociable, bavarde, intéressante, futée, magnifique, blonde et bouclée. Je suis née dans cet immeuble et il m'appartient, dans tous les sens du terme. J'en suis la propriétaire légale, mais surtout, je règne sur ses habitants, j'y impose ma loi, mes règles, et je veille à ce que tout se passe pour le mieux. Je dois tout savoir, tout contrôler, tout vérifier, tout re-vérifier, tout doit passer par moi. Bien sûr, je ne peux pas me contenter de m'asseoir sur mon trône et d'observer tout ce beau monde vaquer à ses occupations. Ils sont trop indisciplinés. Si je ne les surveillais pas, qui sait ce qui arriverait ...

Je dois me battre pour empêcher mon fils unique de couler, lui maintenir sans cesse la tête hors de l'eau, quitte à le tirer par les cheveux, c'est pour son bien. Cet incapable qui ne travaille pas et s'empiffre de pizza à longueur de journée. Je devrais l'obliger à se débrouiller seul, mais j'ai peur qu'il en soit incapable. Je préfère le garder sous mon aile jusqu'à ce qu'il soit capable de voler par lui-même. Hélas, je commence à douter que ce jour arrive, alors qu'il approche de la trentaine ... Pourtant, Maxence n'est pas si bête. Pas trop. Il est juste trop paresseux, trop flegmatique, et trop habitué à ce que tout lui tombe du ciel. Autrement dit, il a été mal élevé, et c'est de ma faute, ce qui explique entre autres pourquoi je m'occupe encore de lui. Cas de conscience.

Je dois faire attention aux agissements de mon grand-frère et surtout à son état de santé, tant bien physique que mentale. Le mois dernier, il s'était persuadé qu'il devait hiberner et s'était enfermé dans sa machine à laver. J'aurais préféré qu'il soit trop gros pour y entrer, ça aurait été moins compliqué. Je possède heureusement les clés de tous les appartements de l'immeuble - même ceux que ma famille a stupidement vendu dans le passé - et lorsque je n'ai pas de nouvelle, je passe "dire bonjour". C'est ainsi que j'ai retrouvé mon frère plié en quatre dans la machine, avec six paquets de cacahuètes en guise de provisions. Depuis quelques années, il serait dangereux de le laisser en liberté, mais je ne peux me résoudre à le faire interner. Après tout, il n'est pas méchant, et puis il m'a rendu tellement de services. Autre cas de conscience.

Je dois empêcher ma nièce de prendre la grosse tête, de pervertir mon fils, de monter l'immeuble contre moi et de prendre le pouvoir par un coup d'état. Ce serait bien son genre, je la vois parfaitement en chef de mutinerie, l'arme au poing. Mais elle n'est rien. Je suis une reine, et elle n'est bonne qu'à me laver les pieds. Et encore. Au départ, je ne voulais pas d'elle, elle m'est réellement insupportable, elle et ses cigarettes qui laissent cette odeur écoeurante. Elle me pose problème dans le sens où elle n'est pas loin d'être incontrôlable. Mais ne dit-on pas qu'il faut garder ses ennemis près de soi ? Et puis sa mère est morte, son père est cinglé, elle fait encore des études et elle n'a bien sûr pas les moyens de payer un loyer. Encore un cas de conscience.

Je dois calmer mon neveu et apaiser les tensions entre lui et mon fils. Je ne sais pas pourquoi, mais ils ne se supportent pas, surtout depuis que mon neveu s'est marié. Pourtant, c'est quelqu'un de bien, qui travaille pour gagner sa vie, lui, qui paie un loyer, lui, qui peut subvenir aux besoins de sa famille, lui ! Peut-être parce qu'il représente tout ce qui a échappé à mon fils. Si je laissais ces deux-là dans la même pièce sans surveillance, ils finiraient par s'étriper. Encore heureux qu'ils n'habitent pas au même étage. Je suis obligée de garder mon neveu car il est l'un des rares locataires qui paie réellement, et quelle bonne raison aurais-je de le virer ? Ce serait faire du favoritisme, et ma conscience ne le supporterait pas.

Je dois surveiller la Miss Météo du dernier étage - si un jour j'ai su son prénom, je l'ai oublié. On l'appelle tous comme ça maintenant - des fois qu'elle se rapprocherait de mon fils. Elle est belle, mais à mon avis elle n'a pas grand chose dans la tête, si ce n'est des petits nuages sur fond bleu. Voire d'énormes nuages sombres, ça dépend des jours. La météo parisienne se limite à ça. Ah, de mon temps, on pouvait encore espérer de la neige en hiver - je me souviens de cette année où la température était descendue à moins quinze degrés - mais à présent, à quoi servent ces petites jeunes qui passent à la télé ? Pluie ou soleil, de toute façon ça se voit. Miss Météo habite là depuis un an maintenant, et elle a du succès. A surveiller de près. Pas de problème de conscience avec elle.

Et ce soir, j'organise un dîner de famille, avant d'accueillir un locataire de plus qui arrivera un peu avant minuit. Le traditionnel dîner du jeudi soir, de quoi empoisonner toute la famille en même temps si j'en avais envie. Mais je suis une gentille reine.

jeudi 21 août 2008

Maxence

- C'est bien ici pour la pizza ?
- Oui oui, excusez moi une minute, je vais chercher l'argent ...

Je fais demi-tour et en quelques pas je suis dans le salon, à la recherche de mon porte-feuille qui reste étrangement introuvable. Il ne peut pourtant pas être perdu ... Mon appartement n'est pas immense. Enfin, il est pas si mal, mine de rien. Dans le quatrième, trois pièces, ensoleillé, dans une rue calme, au troisième étage. Je n'ai pas vraiment de quoi me plaindre. Ça fait des années que j'y habite, et la seule chose qui m'embête un peu, ce sont les voisins. Mais un appartement parfait, c'est difficile à trouver, surtout à ce prix. Le porte-feuille était sur le canapé, je l'attrape et court presque pour revenir à la porte.

- Voilà, désolé ...

La livreuse n'avait pas bougé, elle me tend ma pizza en échange d'un billet. Elle est plutôt mignonne, je lui souris et j'ai presque l'impression qu'elle me le rend. Je n'ai plus qu'à lui dire au revoir, fermer ma porte, c'est tellement simple. Mais avant que je n'ai pu prononcer un mot, une ombre surgit au bout du couloir et se dirige droit vers nous. La livreuse me jette un coup d'oeil intrigué, mais moi, je sais. Et je voudrais avoir fermé cette porte il y a déjà vingt secondes.

- Encore une pizza ?! Mais tu as pensé à toute la graisse que tu ingurgites jour après jour ?!!

Elle s'approche, si ses yeux pouvaient lancer des éclairs pour de vrai, ils le feraient. Elle fait une tête de moins que moi, elle approche les soixante-dix ans, elle porte un jogging rose et la veste qui va avec, elle se teint les cheveux en roux et se maquille autant qu'un clown. Sans parler de son parfum. Par contre, aucune chirurgie esthétique - alors qu'elle en aurait bien besoin, surtout pour le nez ... - et j'ai l'impression qu'elle est encore plus ridée que Yoda à la fin de sa vie. Elle pointe son index noueux vers moi et je recule instinctivement.

- Et où elle va cette graisse, à ton avis, hein ? Où ?!

La livreuse s'est enfuie sans demander son reste tandis que j'observe, médusé, l'index de la vieille toujours tendu. Avec ses longs ongles vernis et pointus ... C'est une espèce de monstre qui se tient devant moi. Et qui m'enfonce son index de sorcière dans le ventre.

- Là, dans tes affreux bourrelets !!

Je pourrais être effrayé, c'est vrai, il y a de quoi. Je pourrais être dégoûté. Ou choqué. Je pourrais m'énerver, renvoyer cette vieille d'où elle vient et m'enfermer chez moi pour de bon, ce serait tellement plus simple. Mais j'y suis trop habitué pour me révolter et même me défendre, j'ai encore la pizza dans les mains et je sais que ça serait inutile. Le monstre se penche vers moi et je retiens ma respiration alors qu'elle ajoute, un sourire en coin - est-ce qu'elle porte un dentier ? Je me pose la question à chaque fois sans parvenir à y répondre -, à voix basse comme si on pouvait nous entendre :

- Au lieu de manger n'importe quoi, passe donc chez moi ce soir ... Je fais de la purée.

Un petit clin d'oeil et le monstre s'éloigne enfin, me souhaitant une bonne journée, et me répétant de venir ce soir. C'est ça, oui ...

- Bonne journée maman ...

Quand je vous disais que j'avais des problèmes avec mes voisins.
Ma famille a acheté tout l'immeuble il y a déjà plus d'un siècle, et si elle a revendu quelques appartements, elle en possède encore une majorité. Bien sûr, on ne les habite pas tous, on en loue une grande partie. Mais j'ai grandi ici, au quatrième étage, tout en sachant déjà qu'un appartement m'était réservé, je n'avais plus qu'à choisir lequel. Maintenant, ma mère occupe un appartement au quatrième, mon oncle un autre au premier, et ma cousine est installée sur le palier d'en face. Sans oublier mon cousin et sa femme au troisième. Impossible de déménager. Riche, moi ? J'aimerais bien ! Je peine déjà à payer l'eau et l'électricité, alors trouver un autre appartement ... En acheter un ou payer un loyer, pas moyen. Pourquoi ? Mais parce que je ne travaille pas ! Je ne fais rien, rien depuis des mois, je vis sur mes économies de gamin - vous savez, le genre de compte qu'ouvre vos grands-parents, un compte épargne "pour plus tard" - et je ne fais rien de mes journées. Pourquoi ? Va savoir.

Guillaume

Comme d'habitude, j'ai l'impression que les semelles de mes chaussures vont fondre au contact du béton. Il n'y a pas le moindre arbre et depuis ce matin, le soleil éclatant chauffe le quai et assèche sans remords les quelques courageux brins d'herbe qui poussent à côté. C'est le désert, bien sûr, qui serait assez stupide pour prendre ce train à cette heure-là ? A part moi ? Je suis toujours tout seul sur le quai. D'un autre côté, quand on part d'un trou paumé, en semaine, et en milieu de journée, on ne peut pas s'attendre à ce qu'il y ait foule sur le quai.

Moi, je n'ai pas le choix. Ou plutôt, j'ai fait un choix qui m'oblige à prendre ce stupide train tous les jours. J'aurais pu rester en ville, mais l'isolement me convient mieux. Les villes, c'est trop peuplé, trop bruyant, trop sale, trop ... trop humain peut-être. L'agitation, la mauvaise humeur chronique, les odeurs artificielles et mécaniques, et ce bruit, toujours ce bruit. Une ville n'est jamais silencieuse. Une ville ne dort jamais, une vraie ville est toujours éveillée, quelque part. Ça a un côté attractif. J'ai préféré la quitter pour m'installer ici.

Je n'y suis pas si mal, soit dit en passant. La solitude ne me pèse pas, du moins pas autant que je l'avais craint. Grâce à cette gare, je suis relié au reste du monde, j'y vais quand ça me chante. Quand il y a des trains, en tout cas. Je ne me plains pas. Par contre, il a bien fallu que je travaille, et ce travail je l'ai trouvé dans un village non loin. De trou paumé à trou paumé. C'est plus ou moins le seul trajet que j'effectue, mis à part un ou deux voyages par an pour aller rendre visite à la famille. La grande expédition, le voyage au bout du monde, le retour à la ville et à la civilisation. Après ça, je suis toujours heureux de retrouver mon chez moi.

Je m'assois sur le pauvre banc en bois qui commence à pourrir, et j'attend. Comme tous les jours. Le train devrait arriver dans une dizaine de minutes, j'ai le temps de ne me préoccuper de rien. J'ai toujours le temps, depuis que je suis ici. Rien à perte de vue. Des rails qui s'éloignent jusqu'à disparaître progressivement, quelques arbres au loin, des grandes étendues d'herbe séchée. C'est normal, c'est l'été. A peine une route qui mène à la gare - enfin, de gare, il n'y a qu'un quai et même pas de distributeur pour les billets, je dois les acheter au contrôleur. Et puis là-bas, quelques maisons, dont la mienne. Un hameau habité essentiellement pas des vieux - dont certains pourraient très bien être morts, qui s'en rendrait compte ?


- Putain ils pourraient faire venir l'autoroute jusqu'ici quand même ...

La voix me surprend et je tourne brusquement la tête. C'est un type grand, pas gros, à la face et aux vêtements désespérément ... citadins. Il vient de se laisser tomber sans retenue sur le banc et respire difficilement, sans parler de la sueur qui perle sur son front. Le pauvre, il vient de faire six cents mètres sur autre chose qu'un bête trottoir plat, en plein soleil. Il souffle comme un boeuf et ne sent pas meilleur. Devant mon air indigné, il se reprend :

- Euh ... Enfin ... Au moins un abri pour le soleil ... Pour faire de l'ombre quoi.

Il me regarde comme s'il attendait mon approbation mais je me contente de tourner dédaigneusement le regard vers la plaine en face. Encore un idiot qui vient de la ville, oui, ils viennent jusque là ... Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? Qu'est-ce qu'un crétin pareil vient chercher dans un tel trou ? De son côté, il me regarde comme si j'étais une bête curieuse. Il est bizarre, je suis bizarre, qui est normal ?

- Et sinon euh ... C'est toujours aussi désert ici ?
- Oui.

Il en attend plus, pourtant ma réponse est claire. S'il veut faire la conversation, il peut y renoncer tout de suite. Ce n'est pas que je ne suis pas sociable, mais avec lui ... Encore un peu et il va me demander où je vais. Aujourd'hui surtout, je n'aurais pas envie de lui répondre, parce qu'aujourd'hui est un jour spécial. Un voyage spécial. Mon sac est plein à craquer, je pars pour cette ville que je déteste tant. Paris. Si j'avais le choix, je resterais là, jusqu'à ce que je me dessèche complètement, que mes os se transforment en poussière - ouais, tu es poussière, tu redeviendras poussière, blablabla, ça a jamais été mon truc tout ça - et que mon corps pourrisse dans cette maison paumée où personne ne vient jamais. Oui, c'est la fin qui me conviendrait. Mourir, tout seul, dans mon trou, c'est ce que je veux. Mais la ville m'attend, la ville me rappelle à elle, plus je m'en éloigne plus j'ai de raisons d'y retourner.

- Et je ... vous ... euh, tu vas où ?
- Paris.

Laisse tomber, c'est pas le moment. Je rentre à Paris et ça me déprime. Je pensais n'y aller que pour l'enterrement de ma mère mais apparemment, mon père a choisi d'y passer en premier et malgré tout, je ne peux pas le manquer. Même si je ne l'ai jamais beaucoup aimé, ce n'est pas le cas des autres. Ce n'est pas le cas de ma mère pour laquelle j'ai peur, maintenant, ce n'est pas le cas de ma soeur qui n'est pas capable de se débrouiller seule. Voilà pourquoi je rentre.

Et lorsque le train arrive enfin, je jette un dernier coup d'oeil à ce qui aura été ma maison, mon village, mon pays, pendant deux ans, avant ce retour au béton et à l'acier. En espérant que je puisse le revoir.

mardi 15 avril 2008

Au pays qui te ressemble

Des moments comme celui-là, on y a pas droit toute l'année. C'est seulement en été, quand les soucis liés de près ou de loin aux études, au travail, à la vie quotidienne et banale, sont inexistants. Quand il peut faire beau, et chaud, quand le temps ralentit. Tu t'es installé dans un hamac, sur le perron, à l'ombre. Depuis combien de temps ? Qui sait ? Le temps semble s'être arrêté.

Le soleil n'est pas encore couché mais, comme fatigué d'avoir tant tapé toute la journée, il n'est plus si agressif. Il fait encore très chaud. Mais ce n'est plus la chaleur étouffante de midi. Une brise légère, tellement légère que tu la sens à peine, mais agréable. La température parfaite.

D'ici tu as une vue d'ensemble sur le jardin. L'herbe est sèche, jaunie, et c'est comme ça sur des mètres et des mètres. Les quelques fleurs qui résistaient jusqu'à l'arrivée de l'été ne sont pas en meilleur état, mais tu ne penses jamais à les arroser. Les arbres sont plutôt rares, ils sont tassés au fond du jardin et dispensent peu d'ombre, en égoïstes qu'ils sont. Au nord, le mur de la maison des voisins. Les volets sont tous fermés, ils s'enferment toujours, de toute façon. Toi tu as ouvert toutes les fenêtres comme toujours en fin de journée.

Tu fermes les yeux. Tu as l'impression qu'il suffit de tendre l'oreille pour entendre le silence. Le silence ? Quelle idée. Tu entends le chant des cigales, régulier, qui passeraient l'été à chanter selon un certain fabuliste peu connu du grand public, il est vrai. Enfin, tu restes sceptique. Et puis, ce n'est pas tout. Tu entends également, doucement secoué par le vent, le carillon pendu au dessus de la porte. Si tu avais su, tu ne l'aurais jamais installé.

Et l'odeur. Une petite odeur de brûlé, d'herbe brûlée même. De fleurs sèches, aussi. Tu te dis que ça sent l'été, sans plus.

Quelque chose vient s'écraser sur ton front. Une goutte d'eau ? Tu ouvres les yeux, surpris, juste à temps pour voir les premières gouttes de pluie s'écraser dans le jardin. Et sur la maison du voisin. Sur ton hamac. En quelques secondes tu es trempé. Des nuages ont caché le soleil qui rendait ton jardin doré, tout tourne au gris, l'herbe jaune devient boueuse, les cigales ont arrêté de chanter. Le vent s'est levé, tu as froid, le carillon continue de sonner, quelques petites notes perçantes et lancinantes qui t'exaspèrent.

Et ton voisin qui a ouvert sa fenêtre, qui te regarde de haut, avec ses yeux noirs. Sa sale face de rat présente de nombreuses similitudes avec le mauvais temps, tiens. Sa mauvaise humeur semble enfin être comblée, et c'est avec un petit sourire victorieux qu'il t'observe. Tu t'en fous. Il n'a rien gagné du tout.

samedi 12 avril 2008

Ils sont là

Il s'était enfoncé dans son fauteuil, le plus loin possible de la porte, mais de façon à pouvoir la surveiller. Il était aux environs de deux heures du matin, c'était le pire moment de la "journée". Le jour encore ça allait, mais la nuit ... Qui sait ce qui pouvait rôder dans l'ombre ? Et dans ce silence, le moindre craquement était suspect. Un peu plus tôt il avait dû supporter les pas du voisin du dessus qui "souffrait d'insomnie". Le pauvre petit ! "C'est le stress. Si tu savais comme mon travail est angoissant !". Il méprisait profondément son voisin du dessus. Pauvre abruti. Il n'avait aucune idée de ce qu'était le stress, l'angoisse, la peur, le sentiment d'insécurité. Au-dehors la sirène d'une ambulance résonnait. Un peu plus et on se serait cru dans une série américaine ...

Il sursauta violemment lorsque la sonnerie du téléphone retentit, à un tel point qu'il faillit tomber de son fauteuil. Répondre ? Ne pas répondre ? Et ... si c'était eux ? Ça ne l'étonnerait pas ! Appeler en pleine nuit, comme ça, ça leur ressemblait bien. Dans ce cas, mieux valait ne pas décrocher, peut-être le croiraient-ils mort. Ou croiraient-ils à une erreur de numéro. Tout de même, il fallait en avoir le coeur net. En deux secondes il avait parcouru la longueur de la pièce et hésitait, la main au-dessus du téléphone. Finalement il décrocha et le porta fébrilement à son oreille.


"Allô ?" entendit-il seulement.

Il raccrocha brutalement. C'était eux, il en était sûr. Que faire ? Il avait décroché, bon sang, ils savaient qu'il était là ! De toute façon, ils savaient toujours tout. Il revint à son fauteuil, s'assit, pianota nerveusement sur l'accoudoir défoncé et se releva pour décrocher à nouveau le téléphone. Il avait besoin d'aide, quelqu'un de confiance. Mais qui pouvait-il réellement croire ? Sa famille ? Même pas ... Un ami ! Un vrai ami ! Il composa son numéro qu'il connaissait par coeur. D'ailleurs c'était étonnant que les chiffres ne soient pas encore usés, sur le téléphone. L'autre le fit patienter au moins une longue minute avant de décrocher.


"C'est moi" chuchota-t-il. "Si tu n'es pas seul, répond seulement par oui ou par non."

Il avait parlé très vite, il espérait que son ami n'était pas surveillé, lui. Trois pas et il fut à la fenêtre, le téléphone coincé entre son épaule et son oreille.

"Merde t'es encore en plein délire ..."

Il entrouvrit les rideaux pour jeter un coup d'oeil furtif à l'extérieur. Il habitait au onzième étage d'un immeuble dans l'est de Paris, et il lui semblait que sa rue n'était jamais vide. Même à deux heures. L'autre au téléphone l'énervait, à ne jamais le croire ...

"Je délire pas !" répliqua-t-il sèchement.

Là, en bas ! Le type au manteau noir et au chapeau gris, il était forcément un des leurs. Ça se voyait à son air sournois, son air de fouineur, son air d'emmerdeur. Un type qui plaisante pas, c'est clair. Un type qui était là pour lui, merde ! Ils l'avaient retrouvé, il était foutu, définitivement ... Il avait fui, toutes ces années. Il s'était caché. Il avait survécu. Tout ça pour quoi ? Pour qu'ils le retrouvent, au fin fond du treizième ?


"T'es complètement parano, tu le sais ... Va te coucher ..."

Mais pourquoi ne voulait-il pas Comprendre ? C'était pourtant simple ! Si même LUI l'abandonnait ...

"Ils sont là", gémit-il pour toute réponse. "Je les ai vus !"

Il y eut un long silence au bout du fil, pendant lequel il referma les rideaux et se remit à faire les cent pas dans le salon. Il se précipita soudainement dans la cuisine dont la fenêtre donnait sur une petite cour. Ah, une lumière était allumée au deuxième étage ! Ils avaient établi là leur quartier général ! Il ne pensait qu'ils étaient si proches.

"Bon. Bouge pas, j'arrive ..."

Il raccrocha sans ajouter un mot et retourna se recroqueviller dans son fauteuil qui partait en morceaux. Comment allait-il pouvoir tenir jusqu'à ce que son ami arrive ? C'était comme tenir un siège. A la moindre erreur, les autres lui tomberaient dessus. Et s'ils prenaient son ami en otage ? Il aurait dû le prévenir ! Bon, il se débrouillerait. S'ils essayaient d'enfoncer sa porte ? En tout cas cette fois, il ne se ferait pas avoir par une ruse stupide ! Pas de livreur de pizza ou de représentant en aspirateur qui tienne. Ils croyaient vraiment qu'il allait ouvrir la porte pour si peu, hein. Il ne pouvait même pas regarder par le judas car il était certain qu'ils pourraient le voir aussi, dans ce cas. Il ne fallait pas qu'ils le voient, ou il était perdu. Déjà que là ...

Ah, mais il ne pouvait pas rester comme ça ! Il fallait qu'il soit prêt à se défendre. D'abord, de quoi se protéger la tête, le plus important. Un vieux casque de moto ferait l'affaire, il en avait un dans son placard qu'il se dépêcha d'aller chercher et d'enfoncer sur sa tête, aplatissant ses cheveux hirsutes. Maintenant, de quoi contre-attaquer. Il n'avait pas l'intention de fuir toute sa vie. Il se mettrait en embuscade, et quand ils croiraient le trouver ... Hé hé hé ... La vieille planche, là, elle serait parfaite. Hé hé hé ...

Quant à l'ami en question, il s'était habillé rapidement, avait marmonné une excuse à ses enfants comme quoi il devait emmener la voiture chez le garagiste - à deux heures du matin, il n'avait pas l'esprit assez clair pour trouver mieux - et s'était dépêché de descendre les quatre étages qui le séparaient du bitume. Il n'arrivait jamais à laisser l'autre dans sa merde, c'était plus fort que lui. Fermant tant bien que mal son blouson, il marcha à grands pas jusqu'à l'immeuble du malade, encore heureux il n'habitait pas très loin. L'ascenseur ne marchait pas. Avec un soupir, il entama la montée des onze étages, maudissant à chaque marche l'autre cinglé qui devait se ronger les ongles pour une lumière qui clignotait dans l'immeuble d'en face, et qui s'imaginait des histoires d'espionnage et de mafia ... Depuis le temps, il en était venu à se demander pourquoi il n'avait pas les clés, franchement. Il sonna, on lui ouvrit.

C'était drôlement sombre, il ne pensait pas que l'autre taré serait allé jusqu'à éteindre toutes les lumières. A peine eut-il le temps de faire un pas à l'intérieur qu'il se prit un grand coup dans la tempe, sans même comprendre ce qui se passait. Il s'écroula, la tête en sang et les idées dans le même état. Avant qu'il ne perde totalement conscience, il eut un éclair de lucidité. Putain, si c'est comme ça qu'on est remercié quand on veut rendre service ...

vendredi 11 avril 2008

Caféine

C'est la lumière perçant entre les volets mal fermés qui te réveille, ton lit est plutôt mal placé pour ça ... Tu tournes paresseusement la tête, la nuit a été courte, et il est tôt. Les autres dorment encore, tous, celui à ta droite comme ceux au niveau du sol. Ton portable ... Il doit être dans la poche de ton jean, tu tends la main pour l'attraper. Sept heures vingt-neuf. C'est toujours toi qui te réveille le premier. Tu pourrais te rendormir, mais pour une fois, tu as envie de profiter du temps. Ce n'est pas parce que c'est les vacances qu'il faut passer toutes tes matinées à dormir.

Par contre, pas question de les réveiller. Très lentement tu te redresses, tu attrapes ton jean et ton t-shirt et tu glisses jusqu'au bout de ton lit. Pas moyen de descendre sur le côté, il y a quelqu'un. C'est dans la pièce à côté que tu t'habilles, par mesure de précaution, et toujours aussi doucement tu traverses la pièce, descends les escaliers qui grincent. Epreuve suivante : la porte. C'est incroyable à quel point elle fait du bruit quand on l'ouvre. Ce n'est même pas une question de grincement, c'est qu'elle se coince, alors il faut pousser dessus un bon coup ... Tu grimaces, tu espères que tu n'as réveillé personne.

Les autres portes cèdent plus facilement, et puis tu t'éloignes des dormeurs, qui sont au deuxième étage. C'est en arrivant au rez-de-chaussée que tu te rends compte à quel point tu manques de sommeil. Un coup de lassitude soudain, les yeux qui se ferment, un long bâillement incontrôlable, ta main qui ne trouve pas la poignée de la porte de la cuisine. Mais combien y a-t-il de portes, dans cette maison ? Beaucoup trop. Il faut tu manges, que tu trouves quelque chose pour te réveiller un peu. Café ?

Dans la cuisine, tu hésites un peu avant de te diriger vers la cafetière. C'est drôle de voir la maison comme ça, vide, sans bruit. Ce serait presque un silence oppressant si tu ne connaissais pas si bien les lieux. Cette maison c'est ton enfance, tes vacances d'été comme d'hiver, tes Noël et tes Pâques. Même en fermant les yeux, tu peux tout deviner : à ta droite la fenêtre qui donne sur la cour et la maison des voisins, stupides voisins d'ailleurs, tu ne les as jamais aimés. C'est la guerre entre vous. A ta gauche le buffet, recouvert de choses inutiles, de livres de cuisine, de stylos, de papiers, de photos. Derrière, la grande table, épaisse, solide, elle a toujours été là.

La café est prêt, tu t'en sers une grande tasse, pas de quartier. Le sucre, où est le sucre ? Dans le placard, bien sûr, tu le savais. C'est la fatigue. Un sucre, deux sucres, trois sucres ... quatre, cinq. Tu détestes le café, mais tu sais qu'il n'y a que ça pour te réveiller. On t'avait parlé de thé, mais tu n'aimes pas ça non plus, alors ... Après avoir longuement remué, il est temps de te jeter à l'eau. Avec un peu d'appréhension, tu approches la tasse, y trempes tes lèvres ... Grimace, haut-le-coeur. Non, imbuvable. Tu reposes la tasse sur la table, tant pis. Quelques portes plus loin, le canapé du salon semble t'appeler.

Finalement, tu te rendors. Manque de volonté ...

jeudi 10 avril 2008

Je suis encore un chêne

Un rayon de soleil vient paresseusement éclairer ta table, un pauvre rayon perdu du mois de mars, qui arrive comme un miraculé après tant d'averses. Tu souris, l'hiver se termine, le beau temps devrait revenir. La semaine a été désastreuse de ce côté-là, c'est bien d'avoir un petit espoir pour la fin. Dehors le ciel se dégage provisoirement, les arbres n'ont pas encore de feuilles vertes, mais ça va venir.

Tiens, justement dans l'arbre, un oiseau. On dirait un corbeau ... C'est un corbeau, non ? Malgré tout, c'est joli un corbeau. Qu'est-ce qu'il fabrique ? La branche de l'arbre sur laquelle il s'est posé tremble beaucoup, il a pas l'air si lourd pourtant, les apparences sont trompeuses. Il s'envole et se pose sur le sol. Il n'arrive même pas à attraper le bout de bois mort qu'il visait ... Après quelques tentatives, ça y est, il l'a. Quel idiot, il n'arrive plus à décoller, maintenant ! Il visait trop gros pour lui. Ah si, c'est bon, il est retourné dans son arbre, mais il paraît hésiter. Ben alors ? Il a pris une branche pour faire son nid sans savoir où il voulait le faire ? Décidément, un corbeau, ce n'est pas très intelligent ...

Ah, il y a du mouvement, en bas. Enfin, du mouvement, c'est vite dit : juste un garçon qui passe. Mais tu l'as déjà vu, tu le vois tout le temps. C'est ses cheveux, forcément, on ne peut pas ne pas le remarquer. Ce n'est pas le seul dans ce cas, mais il faut dire que lui, c'est particulier. Au moins une fois par jour, même de loin, tu le reconnais. Evidemment tu ne sais toujours pas comment il s'appelle, d'ailleurs tu t'en fiches, non ? Non, pas tant que ça ... Il t'intéresse, en fin de compte. Tu aimerais bien en savoir plus sur lui, mais tout ce que tu peux faire, c'est imaginer. Parce que vous n'avez aucune raison de vous parler.

En face, une fenêtre s'ouvre, sur quelqu'un que tu n'as jamais vu, ou alors tu ne te rappelles pas. Qu'est-ce qu'ils font, en face ? Ils ont l'air de s'amuser, eux aussi ... Le garçon de toute à l'heure a disparu, il marchait vite. Il n'y a plus personne, maintenant. Le soleil disparaît, caché par un nuage ... Le corbeau est parti aussi. A la place, tu as le droit à un magnifique pigeon ! Ces saletés qui ont envahi Paris, oui, tu as l'habitude. Depuis que tu es en âge de savoir ce que c'est, un pigeon, tu t'es entraînée à ...


"... Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : "Je suis encore un chêne." "


Merde, tu rêves. Tu ne sais même plus où on en est.

"Bien, je crois que ma collègue a davantage axé sa correction sur le côté comique du texte ..."

Et ben, ça promet ...

mercredi 9 avril 2008

A l'heure où blanchit la campagne

"Salut Papa ... Salut Maman."

Petit sourire gêné, ils devaient s'attendre à ce qu'il vienne plus tôt. Il le savait, pourtant, il l'avait noté sur son agenda, il connaissait la date par coeur. C'était la première fois qu'il le ratait, cet anniversaire.

"Je suis tellement désolé, je sais pas comment me faire pardonner. Ah, je vous ai apporté des fleurs !"

Il brandit un bouquet qu'il avait acheté en catastrophe chez le fleuriste avant de venir. Des chrysanthèmes, malgré tout il les trouvait jolies, ces fleurs. Il les garda quelques instants dans ses mains, un peu embarrassé, avant de les poser.

"Si vous saviez comme je suis désolé ... Ça fait longtemps, en plus."

Il se tordait les mains, ils n'avaient rien dit mais lui était sûr de les décevoir. Il ne faisait jamais rien comme il fallait, de toute façon ! Et puis cette fois, c'était vraiment de sa faute. A lui seul. Sa soeur ne pouvait pas le lui rappeler tous les ans ! Qu'il était bête, qu'il était bête.

"C'est ... c'est ... c'est qu'il m'est arrivé beaucoup de choses, entre temps ! Comme ... Co - comme ... RAAAH !"

S'il n'était même plus capable de parler correctement ! Et ses mains, c'était de pire en pire, il avait beau s'en rendre compte, il ne s'arrêtait pas. Impulsif, il se leva d'un bond, fit quelques tours, et se rassit. Calme, calme, il fallait qu'il se calme. Déjà qu'il était en retard, si en plus il n'arrivait pas à parler, ça ne servait à rien qu'il vienne. Mais ce retard, bon sang ! Il l'avait noté sur son agenda !

"Je suis tellement désolé ! ... Bon. Mais c'est vrai, j'étais occupé ... Très occupé ..."

Est-ce qu'il devait tout leur raconter ? Après tout, peut-être qu'ils s'en fichaient totalement.

"Vous savez ... J'ai mon propre appartement maintenant ! C'est Claire qui paie. Je voulais payer, mais elle a refusé !"

Claire, c'était sa soeur. Sa grande soeur, qui s'était toujours occupée de lui, et qui même maintenant ne le lâchait pas, quoi qu'il fasse, quoi qu'il entreprenne. C'était elle qui l'avait aidé à trouver cet appartement, dans le vingtième, et elle encore qui l'avait poussé à s'inscrire à l'école.

"Oh, au fait, je ne vous ai pas dit ! Je suis pris dans mon école ! Vous savez, l'école d'arts."

Un large sourire illuminait maintenant son visage. Son tic nerveux avait disparu progressivement, il s'était calmé. Parler de lui n'était pas facile, mais il le fallait. Depuis qu'il était entré dans son "école d'arts", il essayait de faire des progrès à ce niveau-là. Parce que bon, les autres élèves, ils ne seraient pas forcément très sympathiques ...

"Je sais que ... vous étiez pas très favorables. Je vous tiendrai au courant."

Mais déjà la cloche de l'église à côté sonnait les huit heures et, telle Cendrillon, il devait s'en aller. Vraiment, il n'était pas resté longtemps ... S'il n'avait pas été si en retard, aussi ! Promis, la prochaine fois, il serait à l'heure. Il le noterait dans son agenda, pour ne pas oublier. Il viendrait peut-être avec Claire ? Soudain il lui vint à l'esprit qu'il n'avait parlé que de lui, et que c'était peut-être un peu égoïste.

"D'ailleurs, les autres vont bien, aussi. Tous."

Voilà comment résumer la situation en deux mots. Certes son carrosse n'allait pas se transformer en citrouille s'il ne partait pas avant les huit coups de huit heures, mais il avait un train à prendre. Quelle idée d'être parti habiter dans la capitale, aussi ... Mais bon, pour l'école, c'était mieux. Puis, il était près de Claire, comme ça. Il se leva et fit un dernier sourire.

"Je reviendrai."

Une vingtaine de mètres plus loin, dans une petite maison, le vieux gardien laissa tomber le rideau qu'il soulevait pour regarder par la fenêtre. Vraiment, il était bizarre ce jeune homme. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait, non ...

"C'est bon, il est parti l'autre taré ?" demanda sa femme avec élégance de sa voix éraillée.
"Laisse-le va, ça lui fait plaisir ..."
"Moi il me fait peur. Avec ses yeux. Tu as vu ses yeux ? Il est fou, à tous les coups !"


Le gardien haussa les épaules, de toute façon quand on est gardien d'un cimetière, les types louches, on a l'habitude ...